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— Il est entendu comme témoin…

— On dit ça. Le vieux Médard est inculpé, paraît-il. Bonlarron sera le prochain. Grand ménage au château! Ça va en faire, des postes à pourvoir!

— Vous pensez, dit Chignon-Brioche la mine épanouie, qu’ils sont coupables? Dire qu’ils donnaient des leçons à tout le monde!

— Une bande de truands, qui mettaient des cadavres dans le bassin, on les croisait tous les jours! Et il y en a peut-être d’autres!

— La nouvelle, fait Chignon avec un pli amer au coin de la bouche, elle n’est pas nette non plus. Depuis qu’elle est arrivée à l’hôtel des Réservoirs, j’ai bien remarqué la voiture avec de la flicaille qui se gare juste devant, enfin c’est peut-être pour son petit jules, Wandrille, on n’a pas idée, un prénom pareil!

— Il dort là?

— Il ne couche pas dehors! Et ils ne font pas que dormir, je peux vous le dire, j’habite juste dessous!

— C’est dégueulasse.

— Pour Vaucanson, c’est une belle prise. J’imagine qu’il est au courant que la petite fricote avec le fils Bercy. Il la fait monter dans son bureau pour un oui ou pour un non. Il se dit qu’il va enfin l’avoir, son budget pour son plan Grand Versailles, comme si Versailles avait besoin qu’on ajoute “grand”, comme le “Grand” Louvre ou la “Grande” Bibliothèque, mon Dieu! En tout cas, s’il y a une tueuse, c’est elle. Elle a déjà la place de Bonlarron.

— C’est sans doute elle qui l’a dénoncé.

— Et cette tripotée de fausses commodes, c’est elle aussi.

— Ça, je ne crois pas, c’est Vaucanson. Quand ce rapia de Bonlarron va découvrir cette débauche de luxe, tous ces faux croulants de dorure, ces copies qui ont dû coûter la peau, ça va l’achever.

— Oui, mais si j’ai bien compris, il n’est pas question de les laisser dans les Grands Appartements ad vitam aeternam. Vous savez, mon cher, pourquoi on nous a infligé ça, vous ne devineriez pas. C’est un artiste contemporain qui s’appelle Eduardo Kac, qui travaille sur le clonage, vous savez…

— Oui, la brebis Dolly.

— Eh bien, il a reçu mission d’installer ses moutons ici, de faire une grande expo sur le thème de la gémellité, je ne sais quoi, la commode et son double, en jouant avec les visiteurs…

— À quand la commode à cinq pattes? Quel rapport avec la petite du fils du ministre?

— Figurez-vous qu’elle est très amie d’une sorte de jeune péteux en anorak, conservateur au Pompidolium, qui est officiellement chargé depuis hier de tout ce cirque.

— C’est le nouveau concours, on leur fait faire trois dissertations et quatre identifications de documents et, abracadabra, les voilà conservateurs. Jamais tenu un tableau dans les mains, jamais fait un accrochage, incapable de distinguer une boîte en or d’une tabatière…

— De notre temps, on était associé pendant dix ans, on apprenait son métier sur le terrain, on suivait le cycle de muséologie de l’École du Louvre. Enfin, je me tais, je n’ai plus rien à dire, puisque voici toute la politique des copies d’ancien contre laquelle on se bat ici depuis cinquante ans qui est adoubée au nom de l’art contemporain. Encore des malfrats qui finiront en tôle eux aussi.

— Ma pauvre Simone, nous n’y pouvons rien, c’est l’an 2000!»

5.

«La cassette à Perrette» et le frère de Voltaire

Versailles, jeudi 23 décembre 1999, 18 heures

Pénélope se dit que Wandrille voit juste. Le secret se trouve à l’intersection des deux histoires, dans ce qu’il a appelé un «tunnel». À l’endroit où seulement deux suspects sont aisément repérables: Médard et Bonlarron.

Pénélope, rêveuse, vient de se placer au centre du monde: sous le portique qui, au milieu de la cour de Marbre, ouvre d’un côté vers la ville et les trois avenues qui convergent, de l’autre, passé la galerie basse, vers les jardins — juste sous la chambre de Louis XIV. Le décor est tout en toc: les marbres et les pierres, coupés à la scie industrielle, datent de 1986 et manquent de patine. Aucun charme, aucune âme, une restauration abusive et ratée des chers architectes du château, qui avaient marqué là le début de leur influence grandissante. Ici, sous Louis-Philippe, avait été conçue une invraisemblable «salle Louis XIII» qui sans doute ne valait guère mieux.

Au point de convergence des lignes de fuite, la vérité doit apparaître. Elle s’incarne, tête basse, à l’instant: Bonlarron franchit la grille. Pénélope, sûre d’elle, décide de le faire avouer en douceur. Elle descend jusqu’à lui.

«Ils m’ont entendu, j’ai parlé trois heures, Pénélope, je suis vanné. Aucune charge n’est retenue contre moi. Pas de garde à vue, j’ai eu peur… Je n’ai rien à me reprocher. Médard est mouillé. Venez, si nous restons ici, tout le château va accourir aux nouvelles.

— Où voulez-vous vous réfugier? Je suis prête à vous aider.»

Bonlarron tourne à droite sous la galerie basse dont les fenêtres donnent sur le parc et le ciel gorgé d’eau. Les appartements des filles de Louis XV sont déserts, ils ne sont visitables que le week-end. Dans un des salons, il enjambe sans façon une des cordelières rouges de mise à distance et s’effondre dans une bergère, montrant du menton à Pénélope la petite chaise en vis-à-vis.

«Ah, ce lustre, c’est la duchesse de Windsor qui nous l’avait donné. Toute ma vie s’est passée ici, Pénélope… ce n’est pas pour finir chez les gendarmes.

— Vous pensez que Médard est capable de tuer?

— Bien sûr que non! Médard est comme moi, membre d’une famille janséniste. Depuis des années, nous avons investi Versailles, nous aimons l’histoire, les vieux meubles, les généalogies, et les tissus anciens. Notre jansénisme est une tradition, rien de plus.

— Les cérémonies convulsionnaires?

— Vous êtes pire que la police! Ce que leur a raconté la petite Esther est un délire. Cette fille est faible d’esprit, l’expertise psychiatrique de demain va l’établir sans peine. Elle est folle d’accuser son père. Il ne voudra pas se défendre. Il fera tout pour elle. Je suis perdu.

— Je vais vous aider. Il faut que vous parliez à Vaucanson, que vous lui disiez…

— Il sait tout. Il a acheté une importante bibliothèque, réunie par un des nôtres, cette histoire le passionne. Il sait qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat.

— Vaucanson est janséniste?

— Non, Pénélope, pas par le sang. Un sympathisant. Il a eu l’intelligence de comprendre que cela fait partie de l’histoire de Versailles.

— Qui tue? Qui a tué Grangé?

— Comment voulez-vous que je le sache. Ça n’a rien à voir avec nous! Notre petite communauté est très sereine. On rejoue quelques rituels en chemises de nuit, rien de sérieux. Le seul qui puisse tuer, c’est le Chinois.

— Lu?

— Oui, il se dit port-royaliste, je ne voulais pas vous le dire l’autre jour quand vous m’avez appelé avant Hercule et les Muses. Rien n’est clair dans ce qu’il raconte. Il est très riche, très puissant, il a déjà tué, m’a dit Vaucanson. On a au ministère tout un dossier sur lui. Venez, réfugions-nous dans mon bureau. J’ai froid ici.»

Dans les escaliers, Bonlarron poursuit son plaidoyer pro domo. Le quartier du Val-de-Grâce, où il a passé sa jeunesse, est une petite province janséniste. Les familles qui habitent aux abords du RER Port-Royal et du métro Censier, souvent, ne le savent plus très bien elles-mêmes. La tradition s’est effacée, mais beaucoup de noms sont restés, et garnissent encore les murs de boîtes aux lettres des vieux immeubles. Ils s’appellent Cerveaux, Duguet, Gourlin, Maultrot, Roussel, Boursier, Le Couteux, Le Paige, Carré, Pichet, Fourgon ou Charpentier… Bonlarron, perdu dans son histoire, cite des dizaines de noms aux sonorités graves et mates, qui ne disent rien à Pénélope. Bonlarron aime les listes, les inventaires. Il reste aujourd’hui des Arnauld, des Nicole, des Sainte-Marthe, des Lemaistre de Sacy et des Duvergier de Hauranne, qui se souviennent, pour ceux qui sont les descendants des plus illustres, un peu mieux de leur histoire! Avec les derniers Quesnel, Brisacier, Mallarme de Cherville, Lenain, Mathan, ils se croisent à la boulangerie, au marché de la place Monge, ils ne savent plus qu’ils sont des frères. Aucun n’est ici par hasard. Ils ne forment pas une secte, une société secrète. Ils ont perdu le souvenir précis de ce qu’ils étaient. Pénélope a un peu de peine à y croire. Bonlarron poursuit son énumération, rue par rue. Ce n’est pas plus surprenant que de voir se croiser aujourd’hui à Genève les descendants de ceux qui s’y sont réfugiés à l’époque où Calvin en avait fait la capitale de la Réforme.