Médard a eu une vraie peur la semaine dernière. En rentrant, sa fille à lui, pas celle de Rembrandt, même si quand elle était petite Esther ressemblait un peu à la petite fée du tableau, n’était pas là, comme tous les soirs, à lui préparer le dîner. Le chat, qui n’avait pas eu sa pitance, s’était jeté sur lui. Médard l’avait consolé en ouvrant une conserve. Il savait que pendant ce temps l’angoisse lui accorderait une douzaine de secondes de répit. Ensuite il avait cherché sa fille. Elle était sortie. Il s’était imaginé qu’elle avait voulu s’enfuir, le quitter, qu’elle ne voulait plus vivre avec lui. On peut avoir peur, pour des riens, devant les grains de sable qui s’insèrent dans la mécanique. Sa fille n’a jamais été craintive, il l’a élevée pour qu’elle puisse résister à tout, malgré sa déficience. Elle était revenue, une heure plus tard. Médard n’avait pas posé de question. Il n’avait pas osé.
Médard s’approche, caresse la marqueterie — des fleurs, des fruits, des arbres et des branches. Puisqu’il n’y a personne, cette petite nouvelle, cette table imprévue, sera à lui. Pour deux ou trois minutes. Il tourne sur le panneau en façade sa minuscule clef de bronze qui fait un joli bruit huilé, ouvre un tiroir, vide. Il passe la main à l’intérieur, caresse le fond. Il n’a pas vraiment cette odeur caractéristique des bois précieux anciens. Une autre odeur, un fumet pas franc, qui serait écœurant s’il était plus fort.
Au-dessus du tiroir, deux petites pièces de bronze doré en saillie signalent un élément inhabituel. Médard les tire vers lui, libérant un panneau qui glisse au-dessus du tiroir ouvert, s’ajuste au plateau principal. Il aime les meubles à mécanisme, les bureaux à cylindre, les cabinets à double fond. La surface de la table s’accroît ainsi, sorte d’écritoire à transformation, le dessus couvert d’un cuir vert. Il glisse ses doigts sur ce cuir patiné, découvre une charnière. Le plateau se soulève, comme un lutrin inclinable. Médard règle la pente, jubile. Un meuble royal, sans aucun doute, avec des secrets qu’il n’a pas encore trouvés.
Il s’allonge, pour regarder sous le plateau s’il y a une estampille, signature de l’ébéniste, ou une marque au fer, noire dans le bois clair, qui dirait dans quelle résidence royale ce meuble a été livré.
Médard écoute. La pendule vient de sonner. Son tic-tac semble redoublé depuis qu’il s’est approché du meuble. Il ferme ses poumons, en apnée. Une seconde pendule cachée quelque part? Une bombe comme celle que les autonomistes bretons avaient fait exploser en 1978 dans la galerie des Batailles? Il ne bouge plus. Une goutte vient de tomber à côté de son visage, sur le parquet, puis une seconde, sur sa joue. Il s’essuie. Il regarde au soclass="underline" une marque brune sur le parquet. Il se relève et s’accroupit. Recommence à respirer, sans bouger. Une autre gouttelette se forme sous le meuble, à l’aplomb du tiroir ouvert, presque infime. Il se penche, l’intercepte dans sa paume, la renifle. Une odeur qu’il connaît.
Cette table à écrire du XVIIIe siècle est en train de perdre du sang.
5.
La visite de l’empereur de Chine
«Mademoiselle Breuil, on vous demande d’urgence dans les petits appartements de la Reine. Médard a appelé ici avec le portable. Il y a une catastrophe. M. Bonlarron y est allé, ça s’agite dans tous les sens. Il paraît qu’il y a aussi un problème dans les jardins, on ne m’a pas dit quoi. Déjà que je suis débordée moi, alors avec tout ça…
— Une catastrophe? Plus tard, Marie-Agnès, dans vingt minutes. Je dois filer chez les architectes.
— N’oubliez pas le rendez-vous à 10 h 30, avec M. Deloncle, le PDG de la société Patrimoine Plus, dans le bureau de M. le président. Vous vouliez une adresse de coiffeur, je vous l’ai marquée…»
Encore une enseigne à éviter. Pénélope n’a pas le temps de s’attarder. Son camarade Zoran est en retard, il n’a pas dû oser garer sa ruine dans la cour d’honneur. Elle va d’abord recevoir «le Chinois». L’art contemporain passera après l’Empire des signes.
Elle se réjouit de montrer Versailles un lundi, jour sans visiteurs, à Zoran Métivier. Elle était élève avec lui à l’École nationale du patrimoine, un esprit vif en costume noir et chemise noire, lunettes d’écaille rectangulaires de galeriste berlinois, le plus brillant de cette année-là, entré premier, sorti premier. Il s’entend bien avec Wandrille. Ils déjeunent souvent ensemble. Wandrille joue au grand reporter, Zoran répond dans le jargon des galeries d’art, Pénélope compte les points. Zoran rit tout le temps. C’est assez rare dans le métier. Pénélope aime bien, ça la met de bonne humeur. Il y en a que ça agace. Avec Zoran, pendant l’interminable scolarité à l’École, qui compense bien la joie d’avoir réussi le concours, en stage à la direction des affaires culturelles du Doubs, ils avaient passé trois mois à rendre infernale la vie de la documentaliste locale. C’était une vieille fille bisontine que plus personne ne venait visiter et que Zoran avait surnommée «Lascaux 1».
L’architecte en chef lui a téléphoné le premier ce matin. Le rendez-vous est important. Dans le château, face aux conservateurs, l’architecte et ses adjoints représentent une force incontrôlable. Des fous prêts à inventer des escaliers là où il n’y en avait pas et à reconstituer d’éphémères états historiques sans jamais se demander pourquoi, sous Louis XV, deux ans après tel aménagement, on avait cru bon d’y renoncer. Ils ont eu l’idée cette semaine de refaire une «chaise volante», sorte d’ascenseur à bras, entre deux étages, ça occupe. Il reste, dans les réserves, un modèle vermoulu, qu’ils vont copier… On a identifié dans les maçonneries un ou deux espaces vides par où passaient ces «chaises». Grâce à leur zèle, Versailles ressemble à ce qu’il était au temps des rois: un chantier.
Lu Maofeng est entré en contact avec eux, pas avec la conservation, ni avec le président, comme il aurait dû. L’homme n’a pas bonne réputation. Au ministère de la Culture, personne n’a voulu le recevoir. C’est un ancien garde rouge. Lu, qui se prononce Lou, n’est pas son vrai nom de famille. Il passe pour un des nouveaux riches les plus impressionnants de la planète. Personne ne le connaît encore en Occident. Il pille l’Afrique minière, c’est moins voyant. Rien d’étonnant à ce qu’il ait fini par apparaître à Versailles, qui en a vu défiler d’autres, des aventuriers. L’architecte n’a pas eu le temps de tout dire à Pénélope, il a juste parlé d’un projet qui pouvait rapporter une fortune — au budget de Versailles, naturellement.
Elle quitte son bureau, au premier étage, donnant dans le couloir tapissé de livres, avec un joli mobilier d’acajou Louis-Philippe, chaises aux dossiers ornés de grandes palmettes et fauteuils de notaire garnis en vert foncé, sort par la porte du pavillon Dufour, traverse la cour en diagonale, jusqu’à l’aile nord des Ministres. Le bastion des architectes, le donjon d’en face. Versailles est beau quand il fait froid. Pénélope se sent bien. Elle respire. Sa vie change, elle le sent. Elle ne sait pas ce que ce décor lui réserve. Elle sourit.