Выбрать главу

Une seule solution pour arriver à temps: prendre la vedette du ministre. Les Finances sont le port le plus discret et le plus visible de la capitale. Wandrille n’hésite pas. Il fourre ses dessins dans ses poches. Il dérange son père sur sa ligne directe, il entend bougonner une réponse, on promet de donner des ordres. Son père lui a concédé du bout des lèvres une autorisation, sans bien comprendre, puisqu’il s’agit de Pénélope.

Wandrille, en sueur, passe par l’entrée de l’hôtel du ministre, se gare dans la cour. Il a emprunté la Mini de sa mère, partie avec le chauffeur et la voiture officielle faire une grande tournée des boutiques du côté de l’avenue Montaigne. Les factionnaires reconnaissent le véhicule. Les visiteurs normaux doivent parcourir une série de cours avant de parvenir là. Une grille coulissante permet d’accéder directement dans le sanctuaire. Elle est utilisée pour les ministres, les hôtes de marque, ou en cas d’urgence.

Bercy, c’est Versailles: les cours successives, les jardins, comme jamais on n’en vit dans Babylone même. Quand le bâtiment a été construit, on l’a comparé à un château fort et à un coffre-fort. Une flèche discrète indique «hôtel du ministre», c’est la dernière des cours.

Wandrille franchit le hall, salue l’huissier, court, traverse le «couloir des petits conseillers», comme dit son père. Il doit arriver au bout de la jambe qui plonge le bâtiment dans la Seine. Il arrive à l’ascenseur, on l’attend. Le PC de sécurité a été prévenu. Un douanier est au garde-à-vous, en uniforme. Les douaniers sont les seuls fonctionnaires des Finances à pouvoir porter une tenue militaire, c’est un peu la garde personnelle du prince au palais de Monaco, pense Wandrille, la sécurité de Bercy, une petite armée privée. Il accède à l’escalier en grillage, à l’air libre.

Après l’armée des Finances, voici sa marine. Deux vedettes sont amarrées. L’une sert au ministre, l’autre pour le ministre délégué au Budget. Le trajet habituel de ce vaporetto, décrit par la presse comme d’un luxe mirobolant, c’est Bercy-Assemblée nationale et retour. Wandrille avait imaginé un Riva, un canot blond et laqué qui l’aurait transformé en James Bond accélérant sur la lagune. Ces modernes pirogues de Bercy n’ont aucune classe. Pour Pénélope et lui, le monde ne suffit pas.

À l’intérieur, tout est horrible, Wandrille s’assied sur une sorte de fauteuil en cuir noir assorti aux banquettes, fixé sur un pied en laiton. Au sol, la moquette est rouge, il a honte pour la France. Pas d’espace extérieur, pas de pont, l’habitacle est clos et les vitres légèrement teintées. Wandrille ne maîtrise plus son anxiété.

Le douanier ne respecte pas les limitations de vitesse, c’est bien. Il part à toute allure, comme il a l’habitude de le faire pour le ministre. «Vous allez voir, c’est plus nerveux qu’un bateau-mouche!» Selon le règlement intérieur, seuls les ministres et ceux qui les accompagnent peuvent prendre les vedettes. Wandrille se sent obligé d’expliquer au douanier que c’est une mission urgente et confidentielle, il a presque ajouté, une question de vie ou de mort. Mais il a tremblé au moment où il a senti qu’il allait dire ça. Cap sur le pont des Arts et l’Institut. Le canot fait des vagues, arrose les piles des ponts. Au pont Marie et au pont Neuf, il a obligation de ralentir. Wandrille crie au pilote d’accélérer. Le pont des Arts est déjà là, gerbe d’écume sale et glacée, Wandrille a ouvert la porte deux secondes trop tôt et saute à terre sans attendre l’amarrage.

L’escalier de pierre qui permet de monter sur le haut du quai le conduit, en quelques instants, au milieu d’une horde de chevaux, peignés et brossés comme des caniches.

Toute la zone est bloquée. Les badauds sont moins nombreux que les gendarmes, derrière des barrières de sécurité. Les trompettes brillent. Les applaudissements éclatent, devant ce jeune héros qui se croyait très discret. La fanfare de la garde républicaine à cheval commence La Marseillaise. La portière d’une voiture officielle vient de s’ouvrir. Le silence se fait. Puis ce sont des tambours qui commencent à battre.

Un nouvel immortel entre à l’Académie française. Wandrille est puni, lui qui avait hésité à en faire un sujet de chronique, il aurait pu être accrédité comme journaliste et il serait en ce moment au cœur du bâtiment, c’est trop tard. Ça lui apprendra à n’avoir pas voulu lire l’œuvre de Pierre Laujon, quarante ans de pavés à ingurgiter en trois jours que l’attachée de presse des éditions Galaxie se proposait de lui faire porter par coursier. Comme s’il était critique littéraire!

Il tente de sortir sa carte de presse. Le policier, qui n’est pas un douanier de son papa, lui dit d’une voix rude que tous les journalistes sont entrés une demi-heure plus tôt, par la porte de droite, celle qui vient d’être fermée. La grande porte du palais est ouverte, le président de la République debout devant sa voiture serre la main du secrétaire perpétuel venu l’accueillir. Il est rare que le Président assiste à la réception d’un académicien. Pour cette occasion, la circulation a été interrompue. Devant Wandrille, deux cordons de policiers bloquent l’accès de la porte de gauche, celle qui donne sur la cour où se trouve la bibliothèque. Wandrille piaffe, trompette et discourt. En vain.

Si quelqu’un doit empêcher Pénélope de travailler et la menacer, il faut qu’il soit entré plus tôt dans l’après-midi, ou qu’il appartienne aux services de l’Institut. Il imagine déjà un criminel se réfugiant sous la Coupole.

En haut des marches, le Président se retourne, Wandrille un instant croise son regard; tous sont entrés, les vantaux de bronze se referment. Comme Pierre Laujon est l’historien préféré des Français, un écran géant de taille modeste, sur la façade, retransmet ce qui se passe à l’intérieur. La quinzaine de personnes que le hasard a bloquées là lèvent la tête, sans trop comprendre. On entend un seul mot, «Monsieur», et l’image s’efface. Comme si les plombs avaient sauté. Trop de nouvelle technologie tue la nouvelle technologie, sujet de chronique pour lundi. Pénélope est derrière ces murs. Il ne peut pas l’aider. Encore une fois, il se sent en dessous de tout, inutile, coupable.

À cet instant, elle sort, rayonnante. Personne ne la voit. L’écran qui se rallume attire tous les regards, on entend: «Vous n’auriez certes pas voulu, en entrant dans notre compagnie…» Wandrille n’écoute pas, il serre Pénélope dans ses bras.

«Mon Wandrille, la fanfare, les tambours, une escorte à cheval, il ne fallait pas, tu fais toujours les choses trop bien. J’ai tout trouvé, ou presque, tu sais, c’était facile. Quel calme merveilleux dans cette bibliothèque.»

8.

Où Wandrille renverse les perspectives

Versailles, vendredi 24 décembre 1999, vers 20 heures

Personne n’avait regardé ce plan depuis 1910, la date figurait sur la fiche dans le carton gris que la bibliothécaire a apporté à Pénélope. Un plan qui ressemble beaucoup à celui que Wandrille a laissé échapper, pour le peu que Pénélope en avait vu, après la vente: un projet pour Versailles, le château, le parc et la ville. Une vision janséniste jamais mise en œuvre, proche de la grande aquarelle faite par Wandrille dans l’après-midi qu’il déplie, tout fier, devant Pénélope. Les sites importants étaient soulignés sur le plan de la Mazarine. Pénélope les entoure au crayon: le potager et le bosquet de la Colonnade. La construction de cet édifice d’inspiration antique avait mis en colère André Le Nôtre. Mansart l’avait bâti, sans lui demander son avis, au milieu de ses jardins. Un cercle parfait, qui n’a rien à voir avec les grands axes du parc. Sur ce plan, un cercle similaire se trouve en ville, très curieusement au-dessus du chœur de l’église Notre-Dame. Pénélope l’entoure également.