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«Il faut qu’on y aille, Péné, pour comprendre.

— C’est à deux pas de chez moi. Esther m’a raconté qu’avec son père ils y allaient très souvent. C’est pourtant une église catholique, ils devraient la récuser…

— Médard est janséniste; pourquoi aime-t-il tant Versailles? Il devrait détester!

— Les jansénistes n’ont pas détruit Versailles. Ils ont fait mieux. Ils l’ont secrètement investi. Colonisé. Versailles est devenu un temple secret. Un secret gardé par les rois eux-mêmes, totalement indiscernable, sous les yeux du monde entier. Ton dessin le montre, Wandrille. Les rois qui l’habitaient n’en ont jamais rien su. Tout a dû commencer bien avant le saccage de l’abbaye, à une époque où Port-Royal ne désespérait pas de gagner le souverain à sa cause. Une rencontre avait eu lieu, à Versailles, entre M. Arnauld d’Andilly et le Roi. On les avait vus rire, s’entendre, on espérait. La Quintinie était un allié de poids. Ses liens avec Mansart ne sont pas un mystère. Ils ont conçu un chef-d’œuvre.

— Le bosquet de la Colonnade?

— Non, l’Orangerie. C’est ce qui, sur le plan de la bibliothèque Mazarine, se voit le mieux. Ma vraie découverte, cet après-midi. Je l’entoure ici, tu vois, elle jouxte presque le potager. L’entrée du potager, aujourd’hui, se fait par la ville, celle de l’Orangerie par les jardins du château, mais regarde, les deux lieux sont voisins, ils forment un ensemble cohérent. Un secret qui est depuis le XVIIe siècle en évidence et qui a échappé aux historiens.

— Dans dix minutes, on y est! On ira ensuite voir Notre-Dame et sa chapelle.»

La voûte sans ornement est immense, avec pour seule parure la perfection des pierres. L’Orangerie de Versailles possède une nef aussi sublime, aussi sobre, aussi pure qu’un chef-d’œuvre de l’art roman, d’une qualité architecturale digne de la Rome antique, bien supérieure à celle du château.

«Tu sais, Péné, c’est ce que j’aime le mieux à Versailles.

— C’est le vrai chef-d’œuvre de Mansart, tellement immense que les ambassadeurs de Siam en furent impressionnés. Il fallait, ont-ils dit, que Louis fût un bien grand roi pour faire bâtir un tel palais pour ses orangers…

— C’est vrai qu’on a peine à y croire.

— Tu as vu la hauteur des voûtes. La beauté ne vient que des pierres.

— Tu crois vraiment que pour de si petits arbres…?

— Oui, Wandrille, c’est incontestablement une orangerie. Les architectes te l’expliqueront, il faut cette largeur pour contenir les centaines de caisses qui s’y trouvaient au sommet de la gloire du Roi, tous ces orangers qui parfois venaient des serres de Vaux où le surintendant Fouquet avait commencé la collection.

— Mais cette hauteur?

— Indispensable pour que les fenêtres exposées au sud puissent chauffer tout cela.

— Ça chauffait, cette carcasse de pierre?

— On allumait parfois des torches en plein hiver, mais on n’a jamais chauffé l’Orangerie. Elle stockait la chaleur, grâce au volume de la nef. C’est comme une cathédrale pour les arbres.

— On aurait pu y reconstituer toute une jungle. Creuser un lagon, comme à l’Aquaboulevard. Enfin, il y a tout de même des palmiers, qui sont plus hauts.

— Ils sont arrivés sous la Troisième République, les visiteurs les aiment, on les garde, c’est joli sur les photos, il n’y en a jamais eu sous les rois. L’Orangerie a servi de cachot pour les prisonniers de la Commune de Paris. Il fallait effacer ce sinistre souvenir. On les a fusillés en masse.

— Mais pourquoi n’a-t-on mis ici aucune sculpture? Le Roi y venait, y conduisait des visiteurs, il n’y avait nulle part ailleurs un décor aussi sévère.

— Des arcs en plein cintre, une construction classique et sobre.

— C’est une anti-galerie des Glaces. Tu sais ce que tout le monde prend pour une orangerie, Péné?

— Le plan de la Mazarine le suggère sans équivoque, avec une croix rouge tracée au centre. Un temple.

— Tu veux compter les fenêtres? Treize: le Christ au milieu des apôtres. Depuis que je joue à l’architecte avec mes godets de couleur, j’ai mieux compris. Il faut regarder Versailles dans l’autre sens, faire tourner le plan entre ses mains. Le grand axe solaire est-ouest conçu par Le Nôtre empêche de voir cet autre axe majeur, nord-sud. Voulu par Mansart, son rival, sur les conseils de La Quintinie. Les perspectives sont faites pour être renversées. L’axe majeur de Versailles ne passe pas par la cour de Marbre, la chambre du Roi, le bassin de Latone, le Tapis vert et le Grand Canal, ça c’est un leurre, magistral.

— Je n’allais pas aussi loin, tu as peut-être raison. Mansart a fait croire au Roi qu’on bâtissait une orangerie, et ces travaux titanesques ont eu pour effet de créer un autre palais. Tout y est symbole. La grande pièce d’eau creusée par le régiment des Suisses, le jardin potager carré comme celui de Port-Royal, la route de Saint-Cyr qui traverse, un chemin qui lui aussi mène à Dieu.

— Et ces deux escaliers, de part et d’autre, les Cent Marches…

— Ils conduisent au château.

— Quand on est en bas, le château est invisible, Péné.

— Des escaliers immenses, faits pour concurrencer la Scala Santa de Rome. Ils montent au Ciel. C’est un temple sans sculpture, sans peinture, avec deux immenses bras ouverts, comme la colonnade du Bernin, mais composé de marches, image du parcours du croyant qui s’élève. Ces escaliers enserrent un jardin, évocation de l’Éden, et ces degrés mystiques se perdent dans les nuées. C’est un sanctuaire du divin, sans statue, sans autel, un espace libre pour que les croyants de la nouvelle religion puissent s’assembler.

— C’est beau ce que tu dis.

— Regarde. Si Versailles est détruit dans deux ou trois mille ans, l’Orangerie seule subsistera, ces blocs de pierre sont inébranlables. Elle sera le dernier vestige du château, la vraie chapelle de Versailles.

— Son cœur secret, son abri antiatomique. Reste une question: Versailles a sa chapelle.

— Une pâtisserie ratée, Wandrille, trop haute, purement mondaine, achevée seulement en 1710, par Robert de Cotte, parce qu’on voulait un décor pour les funérailles royales, cinq ans plus tard. Pour confirmer la victoire de la religion du Roi, contre la religion de ces messieurs les solitaires. Et notre Orangerie, pour la désamorcer, pour gommer son vrai sens, on lui a ajouté des statues profanes, et aussi une statue du Roi, et le cavalier sculpté par le Bernin au bout de la perspective. Elle n’a rien à faire au bout de la pièce d’eau des Suisses, elle met un point final artificiel à ce grand axe, elle brise la ligne. Face à ce temple nouveau, devait être édifié, de l’autre côté de la pièce d’eau des Suisses, un autre palais.

— Jamais entendu parler de cela.»

Pénélope a lu le récit écrit par Nicodemus Tessin le Jeune, architecte suédois et grand voyageur. Il était venu en France pour tout regarder, copier, étudier. Tessin avait imaginé de faire un projet, pour finir Versailles. Il avait conçu un palais qui ne fut jamais bâti et qui aurait été dédié à la science et à la connaissance, un «palais des muses», ce qui ne veut pas dire uniquement un musée. Au centre, il avait dessiné un cercle parfait donnant sur le ciel, comme au Panthéon de Rome, un bassin intérieur, des salles de lecture, de méditation, de spectacle et de musique. Il l’appelle palais d’Apollon, pour flatter le Roi-Soleil mais c’est à l’évidence, explique Pénélope, une sorte de version grandiose de Port-Royal. Personne n’osa jamais montrer à Louis XIV le livre manuscrit qui détaillait tout cela et à partir duquel on peut imaginer à quoi aurait pu ressembler Versailles.