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Le château ainsi complété aurait eu pour vrai centre cette nef de pureté, la prétendue orangerie, pivot de cette ville idéale. Un temple nu, sans tabernacle, l’architecture du nouveau rite janséniste, évoquant les catacombes des premiers chrétiens, les souterrains des martyrs. Au nord, se serait trouvé, là où il est encore, le palais du roi de France, demeure profane, mosaïque de chambres et de salons, une architecture de bric et de broc, avec ses jardins d’agrément peuplés de symboles gentillets qui permettent d’expliquer aux enfants les Métamorphoses d’Ovide, les amours des dieux et des héros antiques. De l’autre côté du temple du vrai Dieu, on aurait édifié cette immense construction, le plus beau bâtiment depuis la bibliothèque d’Alexandrie, le palais des sages, où l’on aurait enseigné, lu, devisé, et que le Roi du haut de ses terrasses aurait eu pour mission de protéger.

«Tu vois, Wandrille, si les jansénistes avaient gagné la partie, sous Louis XIV, c’était le Versailles qu’ils voulaient bâtir. Les tracés de l’architecte suédois, que Mansart estimait beaucoup, donnent corps à cette vision. Les jansénistes ont perdu. Le temple est resté déguisé en orangerie, et la Révolution, pour les partisans de Port-Royal, a été à la fois une revanche et leur fin.

— Pas sûr, Péné… Tu te souviens des visions des convulsionnaires, la “manufacture du Néant dans l’Être”, ce serait le château des artifices posé sur la forêt, et la “manufacture de l’Être dans le Néant” de la cour…

— Nous y sommes.

— Et cette nuit, pour le 24 décembre, il faut que nous découvrions l’autre lieu. La réunion de Port-Royal dont parlait la fille de Médard.»

Une pluie de mousson a empêché Pénélope et Wandrille d’aller jusqu’à la MG, garée devant l’hôtel de la rue des Réservoirs. Plus assez de temps pour découvrir l’église Notre-Dame. Ils ont quitté l’Orangerie sous cette pluie de cinéma, traversé la cour d’honneur en courant, certains d’avoir compris ce que nul, avant eux, n’avait vu. Ils se sont mis à l’abri dans la Grande Écurie. Pénélope savait que son passe en ouvrait la porte.

Dans le carrosse du sacre de Charles X, écrasant d’or bruni et de glaces biseautées, Pénélope et Wandrille riant aux éclats pour masquer l’angoisse sont entrés d’un seul mouvement. La portière de bois peint s’est refermée sur eux. Dehors, le vacarme de la pluie ne cesse pas.

«Salue la foule qui nous acclame, Péné, sois gentille.

— Sans gants? Comme ça? Souris, toi.»

Ils ont préféré cet attelage de triomphe au corbillard de Louis XVIII, char d’assaut qui a servi aussi, pour la dernière fois, aux funérailles du président Félix Faure.

«Tous ces tissus, alors, ne relèvent pas de ton service?

— C’est en tout cas une nouvelle entorse au sacro-saint principe qui veut qu’il n’y ait pas de copies à Versailles. Tu vois tous ces drapés de deuil avec les grosses fleurs de lys, les draperies originales sont à Saint-Denis, on expose ici une copie très fidèle faite grâce au mécénat privé.

— Il y a eu un mécène pour le corbillard des rois!

— Les Pompes funèbres générales.

— Cela ravirait Deloncle.»

Wandrille serre dans ses bras une Pénélope trempée et heureuse. Versailles leur appartient.

«Wandrille, tu as lu Le Jardin des Finzi Contini?

— Pas sûr.

— Les deux amoureux sont dans la vieille remise des voitures, il pleut, et…

— J’ai vu le film! On joue la suite?»

9.

Noël du néant

Magny-les-Hameaux, ruines de Port-Royal-des-Champs, vendredi 24 décembre 1999, 23 h 30

Tous ceux qui sont là ont l’air de la voir, d’y circuler comme si elle était encore debout, de connaître leur place dans les travées imaginaires. L’abbaye a disparu. Au sol, quelques pierres perdues dans les herbes hautes marquent les fondations de ce qui fut la nef de Port-Royal, réduite à néant par Louis XIV en 1709. La forêt a dû arrêter la grosse pluie de Versailles. Les bancs de chêne noir alignés dans la boue durcie par le gel sont tous occupés. Le petit oratoire commémoratif, construit au XIXe siècle en bordure du cloître effondré, ne suffit pas à contenir tout le monde: les portes sont ouvertes, laissant deviner un groupe de silhouettes assises à l’abri, protégées du vent. Dans la nuit, les autres, ceux qui prient dehors, ont apporté des flambeaux.

Partout, au milieu de la vapeur des respirations, brûlent des bougies dans des bocaux. Une procession floue de silhouettes en manteaux noirs ou bleus se détache sur le pré. Ceux qui sont venus là marchent à pas lents. Ce sont des spectres sortis d’un passé lointain. Ils se sont emmitouflés.

Wandrille dit qu’il a un peu froid, malgré son bonnet en cachemire quatre fils tricoté à la main acheté à Gstaad. Pénélope, ensevelie dans son écharpe Gap, ne lui répond pas. Elle a appelé sa famille à Villefranche-de-Rouergue, son frère menace de venir à Paris pour le 31. Wandrille s’est décommandé du dîner de Noël familial à la plus grande consternation de sa mère qui avait invité une cinquantaine d’amis intimes — et ils sont partis tous deux pour Magny-les-Hameaux. À onze heures du soir, quand ils sont arrivés, la célébration avait déjà commencé.

La musique des chants est une mélopée majestueuse et belle comme dans les offices orthodoxes. Un cantique que Pénélope n’avait jamais entendu dans aucune église. Un «Noël» que plus personne ne chante depuis des siècles, l’hymne de la nuit des martyrs, a capela, si l’on peut dire, puisque aucun mur d’aucune chapelle, ici, ne peut en recueillir l’écho.

Ce chant est le chant des morts qui n’ont plus de sépulcre, ni de temple, ni de cloître, qui semblent vivre encore par miracle parce que leurs descendants ont accepté de jouer à être leurs Ombres. Dans quelques secondes, il sera minuit. Aucune cloche ne sonnera. Pénélope se demande si Wandrille est aussi ému qu’elle par ce chant qui se propage parmi ces silhouettes alignées. Les jansénistes sont là, ceux du XVIIe siècle, ceux du XVIIIe, et la troupe grave et discrète de tous ceux d’aujourd’hui.

Une voix familière, sans saluer Pénélope ni Wandrille, leur souffle à l’oreille:

«Alors, on vient sans avoir été invités! Vous savez que ça ne se fait pas? Vous ne chantez pas non plus? Écoutez les paroles. Un texte peu connu, ce sont les derniers vers écrits par Jean Racine. Un homme qui se souvient des lieux de sa jeunesse. D’abord, il parle du vallon sacré, du refuge:

“C’est là qu’on foule aux pieds les douceurs de la vie, Et que dans une exacte et sainte austérité, À l’abri de la vérité, On triomphe des traits de la plus noire envie.”»