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10.

Matin d’hiver au Grand Palais

Paris, matin du samedi 25 décembre 1999

Les chevaux de bronze s’envolent au-dessus des portes. Sculptures néo-baroques fouettées par le vent, escaliers de marbre, mosaïques d’or et de pierres bleues: il faut du culot dans le pays du Louvre et de Versailles pour construire un bâtiment de pierre et de verre et l’appeler le Grand Palais. Ensuite, il faut oser ne rien faire de cette immense serre vide. Les Galeries nationales proposent leurs immanquables expositions, cette année Daumier, et, de l’autre côté du mur, c’est l’abandon. Les boulons tombent du ciel, les vitres se cassent, le sol bouge, comme un peu partout en bord de Seine. La nef est fermée depuis 1993.

Au centre, le ministre de la Culture bâille à la figure du ministre des Finances. Le petit navire de Bercy est amarré devant les piles du pont Alexandre-III. C’est Georges, tout-puissant ministre, qui a appelé, après le petit déjeuner, ce matin de Noël, pour dire qu’il était libre séance tenante pour venir constater l’ampleur des travaux que l’État doit entreprendre, que le prochain rendez-vous possible était pour lui dans deux mois, et qu’il souhaitait convoquer à cet entretien le principal candidat à la reprise de l’établissement, une fois la carcasse remise aux normes: Deloncle, le PDG de Patrimoine Plus. Ce sera le chantier le plus coûteux du ministère de la Culture dans les années à venir.

En bougonnant, le ministre de la Culture a planté là ses six enfants et s’est exécuté. Il va commencer par faire classer l’ensemble par les Monuments historiques, car le Grand Palais ne l’est pas encore. Puis, dans un an, les travaux commenceront.

La conversation dure depuis une heure déjà. Deloncle parle, plus haut que les autres:

«Il faut vendre à Versailles des produits dérivés. Sans eux, on perdra de l’argent. Je vous ai apporté des échantillons dans mon attaché-case. Vous voulez humer ce parfum, on l’appellera “Bouquet de roses de la Reine”, sentez…

— Seigneur! Pardon, souffle le ministre de la Culture en reculant, je n’ai pas de tortue à qui l’offrir.

— Un peu capiteux, d’accord, mais si on l’éclaircit… On racontera qu’il a été fait par un nez formidable qui a retrouvé les recettes secrètes de Fargeon, le parfumeur de Marie-Antoinette. Ensuite, c’est de la mousse, de la com, une bonne attachée de presse, nous en avons en magasin!

— Ça ne sentira pas meilleur.

— Détrompez-vous. Il vous faut aussi des boutons de manchette à l’effigie de Louis XIV, et même du très haut de gamme, la réplique du collier de la Reine. En faire dix, pas plus, place Vendôme. Ma femme rêverait de porter ça! Sur une petite robe Chanel noire, pour le réveillon de Lady Billingstone la semaine prochaine…»

Deloncle a beaucoup d’idées pour animer la nef du Grand Palais, un festival du spectacle vivant, un grand marché des terroirs de France, le retour du Salon de l’automobile et celui des arts ménagers. La conversation a dérivé, du Grand Palais malade à Versailles en 110 volts. Deloncle ne se laisse pas coincer par le père de Wandrille, qui commence à maudire son fils qui, au téléphone, ce matin, l’a supplié et convaincu de tenter cette opération de la dernière chance. Le père a senti une telle angoisse dans la voix de son fils, il n’a pas osé dire non.

«Vous vous intéressez beaucoup à Versailles en ce moment. C’est bien que Bercy se soucie ainsi de nos monuments. Il paraît que le Centre Pompidou va y envoyer un conservateur pour y développer des opérations d’art contemporain.

— Vous savez déjà cela? coupe le ministre de la Culture, que le président Vaucanson, son subordonné pourtant, avait négligé d’informer.

— J’étais au courant, dit le père de Wandrille.

— Je crois, fait Deloncle, que notre cher ministre des Finances a de bonnes antennes à Versailles, je me trompe? La réouverture du Grand Palais, c’est pour dans dix ans, vous serez revenu à vos chères études, à votre entreprise. Vous en aurez eu marre de la politique, comme tous les autres grands patrons qui s’y sont fourvoyés.

— Aujourd’hui, je peux vous aider, de bien des manières, vous le savez, il faut répondre à mes questions. Me parler un peu de Versailles.

— Je vous écoute, monsieur le ministre, articule Deloncle en vérifiant que le bout de ses mocassins ne prend pas trop de poussière sous cette nef jamais balayée.

— La police vous a vu la nuit dernière à Port-Royal-des-Champs, participant à…

— À la messe de minuit, avec ma femme, Clarisse, de Dreux-Soubise, et sa famille. Je peux produire tous les témoins. Il y avait la demi-sœur de ma femme avec son mari gâteux — le marquis et la marquise de Croixmarc — et leur fille Léone. Nous avons fêté Noël. En quoi est-ce répréhensible? Une procession aux flambeaux dans les ruines de cette abbaye qui jouxte le musée national, comme chaque année. Avec l’assentiment du conservateur, qui était d’ailleurs présent, je l’ai salué. Les RG me déçoivent. Ils ne connaissent pas leur monde, semble-t-il, vous avez l’air étonné. On ne vous avait pas communiqué, sur vos fiches, ce lien de parenté?

— Je crois savoir que Léone de Croixmarc court un danger.

— Qui vous a dit ça? Votre fils s’intéresse donc vraiment à notre famille? La mère de Léone m’en avait touché un mot. Elle va être si heureuse! Il est le meilleur parti possible, cette année du moins. Dommage qu’il écrive cette chronique amusante chaque semaine…

— Je ne plaisante pas. Vous savez qu’il y a eu deux morts à Versailles.

— Je lis les journaux. Vous m’avez fait venir sous la verrière du Grand Palais le matin de Noël pour me résumer la presse? Ou pour me demander la main de ma nièce pour votre grand garçon?»

Le ministre de la Culture a marqué à cet instant un peu d’impatience. Il tente de rentrer dans le jeu, pour venir au secours de son confrère, bonne action interministérielle pardonnable en pleine trêve des confiseurs:

«Nous avons fini par recevoir Lu, vous savez, ce Chinois passionné par Versailles.

— Il veut reconstruire une sorte de Versailles du côté de Shanghai. En tant que ministre des Finances ayant tutelle sur le Tourisme, je n’y suis pas du tout opposé. Il faut juste qu’il utilise le bon plan d’époque. Deloncle?

— Ce Chinois achète tout le monde. Il s’est alloué les services du jeune amant de Nancy Regalado. Un sinistre étudiant en cinéma, toujours de noir vêtu, un peu gringalet, qui vient, paraît-il, d’acheter une fortune un bureau aux enchères à Versailles sous prétexte que c’était une excellente copie d’une pièce historique. Il agissait pour le compte de ce M. Lu, qui songe déjà à meubler la demeure de ses rêves. Je l’ai appris par Vernochet, le commissaire-priseur, hier, à un dîner au Cercle Interallié.

— Vous savez vraiment tout. Et ce Versailles idéal sino-français, vous imaginez à quoi il ressemblera? Deloncle?

— Vous direz, monsieur le ministre, à votre imbécile de fils qui vous a demandé de me cuisiner à ce sujet, que cela ne ressemblera pas au plan absurde et irréalisable qu’il s’est laissé barboter. Ça vous suffit? Ne me demandez pas de donner mes sources. Il pleut ici, votre Grand Palais prend l’eau. Vous êtes l’État, la France, la République, c’est à vous, tout ça! J’ai bien réfléchi, je vous le laisse.»

11.

La chapelle ronde de Notre-Dame

Ville de Versailles, matin du samedi 25 décembre 1999