12.
Pénélope plafonne
Pénélope filant, c’est le titre du «cadre rapporté» dans la bordure peinte au-dessus d’elle. Médard a tenu à le lui montrer. Jour férié, le château est vide. Dans le salon de Mercure, au premier étage de Versailles, le décor du plafond est consacré aux femmes illustres. Pénélope devant son métier à tapisser y côtoie Lala de Cyzique peignant, Aspasie dissertant avec les philosophes, Sapho jouant de la lyre. Dans le salon de Mars, c’est Hypsicratée suivant son époux Mithridate à la guerre ou Harpalyce délivrant son père.
Pénélope laisse aller son imagination. Elle a rêvé des scènes de convulsions du cloître Saint-Médard. Elle s’est vue, la nuit passée, à Trianon, parmi les favorites du cercle de la Reine. Ici, elle voit comme si elle y était l’arrivée des femmes de Paris à Versailles, en 1789, avec sur le nombre quelques hommes travestis. Elle se met à leur place, dans ce décor, sous ces plafonds. Elle aurait aimé aussi être une de ces femmes de la Révolution, prêtes à faire don à la patrie de leurs bijoux et de leurs enfants, qui se retrouvent sous ces immenses toiles peintes sous Louis XIV où trônent déjà, les attendant, Camille, Hersilie, Livie, Lucrèce, Cornélie mère des Gracques — et Pénélope peinte devant son ouvrage.
Que fait Wandrille? Il n’a pas encore appelé. Quel besoin a-t-il eu de rentrer à Paris? Il avait des choses à aller chercher chez lui pour le dîner de ce soir, ça sent le prétexte à plein nez. Pénélope ne supporte pas de ne pas savoir la vérité. Léone a-t-elle fait la conquête de Wandrille? Pénélope fait un effort sur elle-même, douloureux, pour éviter de ne penser qu’à cela, pour se concentrer sur ce qui importe: aider Esther, éviter un nouvel assassinat. Pénélope, chez Homère, se penchait sur sa tapisserie pour ne pas avoir à souffrir. Hier, une amie l’a appelée pour lui dire que peut-être un poste se libérerait bientôt au Louvre, aux tissus coptes. Pénélope se force à rêver.
Chignon-Brioche, autre femme abandonnée, a passé quinze ans à retrouver tous ces sujets rares traités par les peintres au plafond de Versailles, ce n’était pas toujours facile. Il s’agit d’illustrations de textes. Beaucoup d’auteurs latins traduits par ces messieurs de Port-Royal. Le jansénisme s’était introduit même là, dans les salons du Roi.
Médard sourit.
«Vous avez secouru Esther. Je vais vous dire ce que je sais. Vous allez m’aider à faire toute la lumière, mademoiselle Breuil.
— Pénélope.
— Celui qui vient d’arriver dans le jeu, c’est Lu.»
La communauté dont Médard fait partie vivote depuis des dizaines d’années. Les Croixmarc tiennent les cordons de la bourse et le haut du pavé, parce que leur château se trouve sur le territoire de la commune où il y avait l’abbaye. Les fidèles se rassemblent de temps en temps. Médard décrit la routine des réunions. Il y a ceux qui vénèrent les habits noirs du XVIIe siècle, et ceux qui aiment le diacre Pâris et les miracles. Sa famille fait plutôt partie du deuxième cercle. Lui, ça le passionne depuis toujours, autant que l’histoire de Versailles. La bibliothèque est gardée comme un trésor. Les chercheurs y sont bien accueillis, dans un si grand silence. Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien. Certains se souviennent encore qu’ils ont, en quelque sorte, des cousins en Chine, mais la majorité a oublié ces vieilles histoires. Les descendants des exilés ne se manifestaient pas. Médard, jeune homme, s’était enthousiasmé pour cette espèce de légende.
«C’était le temps où j’étais tout fou, j’y étais allé.
— Vous? En Chine?
— Ça ne va pas avec l’idée que vous vous faites de moi? Je n’ai pas toujours été un petit vieux qui raconte les mêmes salades.
— Médard, je n’ai pas dit cela. À l’époque, vous aviez rencontré Lu?
— Il est beaucoup plus jeune. J’avais vu son village, et j’avais été initié aux secrets de nos frères séparés.
— Comment Lu, qui doit sa fortune aux gardes rouges, a-t-il pu cacher que sa famille appartenait à ce minuscule cercle des jansénistes chinois?
— Il ne l’a pas caché. Ce “petit” cercle reste très puissant. C’est le berceau même du président Mao.
— Vous plaisantez?
— C’est un des secrets les mieux gardés de Chine. Pourtant, pour qui sait voir, ça saute aux yeux. La Révolution culturelle, les intellos aux champs, ça ne vous rappelle pas, en plus violent bien sûr, nos vergers de Port-Royal?
— Sauf qu’il reste très peu de catholiques en Chine…»
Le jansénisme, selon Médard, est né du catholicisme, mais il est aussi devenu une morale, une philosophie. Après la rupture avec Rome, le courant, implanté en secret sur la terre chinoise, en deux siècles, a su effacer la figure de Jésus-Christ. C’est le lien avec Rome qui avait fait échouer les jésuites. Rome avait rejeté les jansénistes. Ils étaient libres. Ils ont tiré la leçon, sur cette terre lointaine, sans en parler à personne, de l’échec colossal de leurs adversaires.
Médard a passé deux ans en Chine, avant la naissance d’Esther. Il y a beaucoup appris. Quand il en parle, c’est avec une flamme qui le rend méconnaissable:
«Le coup de génie de Mao a été de ne pas fonder de religion. Il a inventé, dans Le Petit Livre rouge, une troisième génération de jansénisme, fait pour la lutte. Il a triomphé. Il a persécuté l’Église romaine, c’est bien fait. Le monde appartiendra demain aux arrière-petits-enfants de Port-Royal.
— Mais vous voyez bien, Médard, qu’il n’y a rien de commun entre les solitaires du XVIIe siècle et un M. Lu milliardaire…
— Vous croyez qu’il y avait quoi que ce soit de commun entre le catholicisme du vieux Louis XIV à la chapelle de Versailles et celui des croyants du temps de saint Augustin? Entre le catholicisme de l’empereur Constantin et celui du curé d’Ars? Le même mot couvre une réalité qui a changé au cours des temps. Eux, ça ne les gêne pas!
— L’Église catholique soutiendra le contraire. C’est sa force d’avoir tout traversé.
— Nous avons fait en Chine un long détour. Le XXIe siècle, l’après-2000, vous verrez, ce sera le temps de notre retour. 2009, le tricentenaire de la fin de Port-Royal, marquera le début de notre vraie domination mondiale.
— Médard, vous me faites peur!
— Vous croyez que je délire? Écoutez-moi jusqu’au bout. Il faut que vous sachiez tout cela pour pouvoir nous aider. Nous infiltrons, pays par pays, la vie politique et culturelle. M. Lu se charge de la France. Il va commencer par arroser Versailles avec de telles sommes que vous finirez par lui appartenir, il commencera par devenir mécène, puis il fera ce qu’il voudra…
— Vous n’avez aucun relais d’opinion, aucune existence politique, même pas en Chine.
— Vous êtes aveugle! Votre Premier ministre, vous croyez qu’il nous rejetterait? La presse l’a présenté comme un protestant austère qui n’a pas la foi, ou un trotskiste qui se cache. Vous voulez que je vous parle du trotskisme? De ce petit groupe d’étudiants purs et droits qui avaient fait le serment de réformer la société et d’entrer partout? Vous savez qu’ils ont beaucoup dialogué, dans leurs ateliers, à la fin des années 60, avec ceux qu’on appelait ici “les Mao”. J’en étais!
— Vous, Médard, je vous croyais…
— J’avais vingt ans, je savais d’où je venais, je savais ce que je voulais faire. Surtout j’appartenais à une des dernières familles françaises qui savait que nous avions, comment dire, des “bases secrètes” dans la Chine communiste. Comme ces banquiers calvinistes de Genève qui savent qui sont les cousins de Boston sur lesquels ils peuvent compter.