— Vous voulez qu’on aille en parler maintenant au Premier ministre, il est peut-être au pavillon de la Lanterne pour le week-end, il va vous rire au nez et vous allez redescendre sur terre!
— Parce que lui-même ne sait rien de tout cela.
— Facile d’imaginer une société secrète dont les membres ne savent pas qu’ils en font partie!»
Médard se justifie. Il ne s’agit pas d’une société secrète. Parmi les «solitaires», aucun n’a une idée complète des ramifications qui les lient les uns aux autres, qui les rendent solidaires. Tout ce que certains, qui en savent un peu plus long, peuvent dire, c’est que leur centre de gravité est aujourd’hui en Chine.
«Là-bas, nous avons décidé de prendre le pouvoir et nous nous donnons un siècle encore pour y parvenir. Dans cette odyssée, je suis un microbe, ma mission est de garder un de nos lieux sacrés, je suis posté ici, à Versailles.
— Vous n’avez aucune preuve.
— La région du Hu-nan, celle de la famille du Grand Timonier, né à Shao-shan, est celle où nous sommes arrivés, sur nos bateaux, et où nous nous sommes établis, loin des écoles jésuites, au XVIIIe siècle. L’école secondaire de Tch’ang-cha où il a été élevé dans la vénération des auteurs français est une de celles que nous avions fondées. Puis, quand il devint aide-bibliothécaire à l’université de Pékin, il s’intéressa autant à notre XVIIIe siècle qu’à Karl Marx! Vous voulez confronter avec moi quelques phrases du Petit Livre rouge et quelques pages de la Logique de Port-Royal, j’ai tout appris par cœur, écoutez. Voici Port-Royaclass="underline" “Car l’expérience fait voir que, de dix mille jeunes hommes qui apprennent la logique, il n’y en a pas dix qui en sachent quelque chose six mois après qu’ils ont achevé leur cours”, transposé par Mao, ça donne: “Pour nous débarrasser de la pratique répandue d’agir à l’aveuglette, nous devons encourager nos camarades à réfléchir, à apprendre la méthode de l’analyse et à en cultiver l’habitude.” Si je vous dis: “Certains se croient bien savants pour avoir lu quelques livres, mais leurs lectures ne pénètrent pas, ne prennent pas racine dans leur esprit; ils ne savent pas en faire usage. D’autres sont pleins de morgue; si peu qu’ils aient lu, ils se croient quelqu’un, se gonflent d’orgueil. Mais dès que souffle la tempête, leur position se révèle fort différente”, ça sonne comme la langue de nos solitaires du XVIIe.
— C’est beau.
— C’est l’Intervention à la Conférence nationale du Parti communiste chinois sur le travail de propagande, 12 mars 1957, reprise dans Le Petit Livre rouge.
— Mais personne n’en avait parlé, au XVIIIe siècle, de votre embarquement pour la Chine!
— Voltaire le savait. Il imagine, dans une page plutôt comique, un père jésuite qui prêche en Chine et qui se voit interrompu par… un janséniste! Il se dit qu’on n’est jamais tranquille nulle part, même au fin fond de la Chine. Tout le monde a pris cette page pour une facétie. Voltaire, qui suivait les faits et gestes de son frère Armand, était très bien informé.
— Et les convulsions? Les femmes transpercées qui ne saignent pas, on en a vu en Chine?
— Je ne sais pas ce qu’il vous faut! Lisez les récits de la Longue Marche. Ces hommes et ces femmes capables de cheminer jour et nuit, sans se plaindre, sans souffrir, sans ressentir aucune atteinte physique. Ils ont pris possession du pays dans leur chair, comme les convulsionnaires de Saint-Médard. La Longue Marche a été la plus grande convulsion du XXe siècle, le serpent d’hommes qui a enfanté l’œuf des révolutions.
— Je crois que vous inventez tout.
— Ce qui vient de se passer à Versailles ne me donne pas raison?
— Et le mobile? La cassette?
— La cassette à Perrette, ce n’est pas que de l’argent, c’est la mainmise sur tout le clan, c’est le bâton de commandement. C’est cela qui compte pour les Croixmarc. M. Lu arrive avec ses milliards. Il ne cherche pas à leur prendre leur trésor. La vieille fortune de cette antique famille n’est rien face à la puissance chinoise.
— Votre Chine m’inquiète.
— Vous ne me croyez pas, Pénélope. Lu veut noyer cette goutte d’eau dans son océan. Il veut que la petite flamme du feu sacré que quelques familles françaises gardent depuis des siècles se perde dans l’immense incendie qu’il se prépare à allumer.
— Vous parlez comme un conte chinois. Et Lu, où est-il aujourd’hui?
— À Shanghai. Il est reparti hier. Je ne pense pas que vous soyez de taille à lutter contre lui.»
13.
La galerie des Glaces
Voici le solstice qui s’achève, le jour sacré du soleil, la plus belle fête des dieux antiques. C’est le coucher de Phébus-Apollon entrant debout, avec l’air victorieux de celui qui ne s’endort jamais, dans l’eau noire du bassin sur son char d’or trop lourd — au centre du grand axe dessiné par Le Nôtre. De l’autre côté du monde, en Chine, il se lève.
À l’opposé, côté ville, Wandrille, assez droit lui aussi, a osé franchir la grille d’honneur, l’air dégagé, une glacière de camping à la main. Un chef-d’œuvre de plastique orange seventies qu’il a négocié une fortune aux puces. Elle contient des trésors. La surprise qu’il prépare à Pénélope depuis des jours. Il va falloir qu’il explique au poste de garde la raison de sa visite à 10 heures du soir.
Par chance, c’est Farid, qui le reconnaît. Poignée de main:
«Pas vraiment le grand beau temps, cette nuit! C’est vous qui êtes de corvée?
— Comme vous dites! J’ai appelé Météo France, pour savoir s’il fallait fermer les volets intérieurs du rez-de-chaussée, avec toutes ces infiltrations partout, mais ça va, rien d’anormal, ça décoiffe juste un peu. Mlle Breuil m’a prévenu, elle a dit que vous pouviez la rejoindre, jusqu’à la galerie tout est ouvert, vous n’aurez pas de problème, comme si vous étiez de la maison maintenant! On n’a pas de chance, elle et moi, on est de garde le lendemain de Noël. Enfin, c’est calme, c’est toujours ça!»
À cet instant, Pénélope entre dans la galerie des Glaces. Elle tient à la main une lampe-tempête. Elle veut jouir du plaisir d’y être absolument seule, de nuit. Seule, en attendant Wandrille, comme si elle était dans sa salle de bains. Elle a emprunté une lampe de jardinier, qui donne aux peintures et aux sculptures l’allure d’une forêt. Elle a trouvé dans un placard de la conservation une table de bridge, à Versailles elles fourmillent et se glissent même au cour du château. Elle a récupéré deux chaises Louis Ghost — un prototype signé d’un jeune génie, Philippe Starck, qui hésite encore à la commercialiser —, épaves d’un dîner de gala de designers donné cet été dans la galerie des Batailles. Parmi les débris laissés par Nancy Regalado et son équipe de tournage, elle a trouvé des bougeoirs en cristal du plus bel effet.
Elle installe une nappe en papier, des couverts en plastique et des gobelets de carton doré avec de petites étoiles bleues. Le réveillon du 25 décembre est toujours celui qu’elle préfère, depuis que petite fille elle l’avait inventé, pour concurrencer les effrayantes fêtes de famille des adultes.