Elle adresse un regard d’affectueuse protection à la statue équestre de Louis XIV. Les pavés sont muets depuis qu’on n’entre plus à cheval. Si on écoutait ces délirants architectes, la statue placée au centre des perspectives du temps de Louis-Philippe devrait quitter la cour pour laisser place à la reconstitution de la grille d’honneur qui existait au XVIIIe siècle, entre le pavillon Gabriel et le pavillon Dufour — sauf que l’architecte Dufour travaillait au début du XIXe, à une époque où la grille d’Ancien Régime n’était plus qu’un souvenir. Ce qui revient à dire que dort dans les cartons un état XXIe siècle de la façade de Versailles, qui n’a existé à aucune époque, une grille qui prendra appui sur un bâtiment construit bien plus tard. Un état neuf, très adapté à la répartition actuelle des flux de visiteurs, pour séparer ceux qui ont payé et ceux qui n’ont pas encore payé, idée sympathique. Ils vont vouloir faire financer cette folie par les Chinois, et puis quoi encore, Pénélope va être inflexible, remonter Bonlarron et Chignon-Brioche, alerter Vaucanson et l’invisible Paul Daret pendant sa cure de Dax! Un projet aussi absurde ne se réalisera jamais. Les conservateurs feront front contre les architectes.
L’architecte en chef, Thierry Grangé, veut toujours se donner des allures de grand professionnel en visite de chantier. Comme il ne peut pas porter sans cesse casque et bottes, il s’est contenté d’une chemise à manches courtes avec une cravate rouge. Des croquenots de curé lui donnent un air de grand dadais sous la pluie au pèlerinage des étudiants à Chartres. Pénélope pense à Wandrille, son dandy à elle, avec ses costumes Paul Smith et ses Superga en série limitée achetés à Soho, qui s’amuserait bien.
Le téléphone sonne. Thierry Grangé fronce le sourcil, excédé. Il tend la main gauche à Pénélope, décroche, parle anglais. Pendant que Pénélope montait l’escalier pour venir le rejoindre, le Chinois s’est trompé, il est arrivé de l’autre côté, à la conservation, pavillon Dufour. La secrétaire du président le fait patienter, il s’impatiente donc. Un mécène potentiel ne doit jamais attendre. Pénélope et Grangé traversent la cour au pas de gymnastique, en sens inverse, sans un regard pour Louis XIV, en sursis.
M. Lu les attend dans le petit salon aux fauteuils rouges qui sert d’antichambre aux bureaux de la direction. Marie-Agnès ne contrôle plus rien.
Le Chinois est allongé au sol, la tête dans la cheminée et il crie.
T-shirt noir, costume style Barbès, ceinture Dolce & Gabbana, le sommet du style «nouvel argent» extrême-oriental, intéressant. Une jeune femme, debout, parle en même temps, en français. Elle est l’interprète, en blouse bleue comme sous Mao. Elle traduit les hurlements:
«M. Lu a voulu savoir pourquoi cette cheminée était fausse. Elle n’a pas de conduit. On ne peut pas y faire de feu. Elle n’a que vingt-cinq centimètres de profondeur. Dans le château de M. Lu, en Chine, toutes les cheminées fonctionneront. Ici, à Versailles, sont-elles toutes fausses?»
Pénélope ne sait quoi répondre. Cette cheminée est un décor tardif plaqué sur le mur. On l’a achevée en la garnissant d’une pendule sinistre avec d’atroces vases vert et or de chaque côté.
Le Chinois déplie déjà ses plans sur la table ronde. Le château qu’il veut construire dans les environs de Shanghai aura des allures françaises. Des élévations montrent des toits d’ardoise bien pentus, des façades ennuyeuses. Rien à voir avec Versailles: Lu veut une grosse maison forte avec une cour, des douves…
Grangé s’extasie:
«Passionnant, un chantier expérimental, que nous pourrons mettre en liaison avec les fouilles archéologiques de la cour d’honneur, projetées depuis des années et toujours reportées faute de crédits. Le gouvernement actuel n’est pas très généreux avec notre pauvre Versailles. Ce n’est pas leur culture.
— Des fouilles?
— Oui, Pénélope, pas égyptologiques, hélas pour toi…»
Elle se rembrunit. Il tutoie vite, le petit caïd.
«Ce sera un chantier qui nous renseignera sur le premier Versailles. L’idée de M. Lu est fascinante: reconstruire le premier château. Le pavillon de chasse de Louis XIII, comme il était avant qu’il ne lui pousse des ailes.»
Le rire de Zoran Métivier explose dans le bureau de la secrétaire. La porte est ouverte. Pénélope l’embrasse, ne lui présente ni le Chinois, ni l’architecte, ni l’interprète.
«Zoran, viens voir! L’art contemporain à Versailles, c’est d’abord l’architecture. Regarde avec quelle facilité on peut refaire un château. Imagine qu’on pourrait reconstituer, si on voulait, le bosquet des Trois-Fontaines, le Théâtre d’eau ou même le labyrinthe, détruit déjà sous Louis XV, ou le mythique Trianon de porcelaine…
— C’est évident, interrompt Thierry Grangé, on a les plans, des aquarelles, des gravures, il suffit de financer. Les trois fontaines étaient “du dessin du Roi”, sans statues, ce serait facile. Vous imaginez le succès auprès du public!
— Et retrouver, comment dire… la colline du temps d’Henri IV, avec les marécages autour? Un peu de land art, non?
— Zoran, je t’en prie. Je ne vous ai pas présentés. Thierry, voici M. Métivier, du Centre Pompidou, qui a été le commissaire de l’exposition Dada.»
Depuis trente secondes, le bureau de Marie-Agnès retentit de nouveaux cris. La porte s’ouvre, la secrétaire esquisse un signe d’épuisement. Celui qui entre avec l’air glacé du dehors, Pénélope ne le connaît pas encore. C’est le jardinier en chef, grand air d’ancienne cour, nœud papillon d’Action française bleu roi à pois blancs, bottes Aigle:
«Le président n’est pas joignable, le directeur prend des bains de boue, j’ai besoin d’en référer d’urgence à un conservateur. C’est vous la nouvelle, Pénélope Breuil? À vous aussi, monsieur Grangé, il faut que j’en parle tout de suite, puisque le bon Dieu vous a mis là…
— C’est bon, vous me parlez. Vous voulez?
— Une Américaine a trouvé un macchabée dans le bassin de Latone. Pas sûr qu’il soit mort de froid.»
6.
La Vérité des miracles
Demain soir, 23 novembre, ce sera son tour. Chaque année, pour l’anniversaire de la nuit d’illumination qui a converti Blaise Pascal, les amis de son père se réunissent. Esther sait qu’elle sera au centre de la cérémonie.
Elle repasse sa longue chemise blanche. L’appartement de Saint-Quentin est vide, pendant ces journées où elle attend. Elle ne regarde plus par la fenêtre du HLM. Ils habitent ici depuis dix ans. Il a fallu vendre l’appartement de la rue Gay-Lussac. Son père a voulu se rapprocher de Versailles, depuis la mort de sa mère. Elle ne lui disait jamais qu’elle était «différente» ou «handicapée».
Esther passe beaucoup de temps à lire. Toccata, leur chat, a commencé à ronronner. Son père aime les chats. Elle aussi. Ce matin, elle a lu quelques pages de La Vérité des miracles, avec sa belle reliure du XVIIIe siècle. Puis elle a pris la Bible, dans la traduction de Lemaistre de Sacy, et les Pensées de Pascal en poche. Elle ne comprend pas tout, mais peu à peu, elle y arrivera. Son plus grand plaisir c’est de tourner les pages des livres de leur bibliothèque. Certains appartenaient déjà au grand-père de son père. Elle regarde les pages où il y a des gravures, des soirées entières. Elle observe tous les détails. Elle a déjà participé à une cérémonie, avec une de ses cousines. Le lieu du rendez-vous est toujours connu au dernier moment.