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Ce qu’elle ne prévoyait pas, c’est l’émotion qui se saisirait d’elle. Elle n’avait en tête qu’une jolie plaisanterie. Offrir à Wandrille un dîner aux chandelles en tête à tête dans les Grands Appartements. Elle installe sa table au centre, sous le Roi-Soleil exactement, flatté par Charles Le Brun. Pénélope, petite fille, a fait deux ans de danse classique, à Villefranche-de-Rouergue. Monarque absolue, «Pénélope gouverne par elle-même». Le Roi dansait lui aussi, et fort bien. Elle était persuadée qu’il ne lui restait rien de ses leçons de danse. Dans la galerie, elle entre comme si elle apparaissait sur une scène. Elle marche, la tête renversée, les paumes ouvertes, tenant sa lampe du bout des doigts, jeune prêtresse du palais du soleil. Elle s’avance. Elle sent que ce décor habite aussi en elle. Elle se prépare à plonger dans une piscine imaginaire. Le Grand Canal, derrière les fenêtres, est un miroir bleu nuit. Le vent souffle de plus en plus fort. Il lui semble que les fenêtres grincent toutes seules. Elle ne sent ni le froid, ni la faim, ni l’attente. Wandrille a reçu les consignes pour arriver ici, elle a prévenu le poste de garde.

Dehors, derrière les fenêtres tremblantes, le parc s’anime. La nature vibre. Pénélope est prise d’une envie folle. Se déshabiller. Nager nue dans la galerie des Glaces. Qui l’en empêche? Wandrille sera là dans une heure. Personne ne le saura. Si tel est son bon plaisir?

«Mais enfin, habille-toi, tu es folle, il fait un froid de canard! Tu fais de l’exhibitionnisme? Tu es saisie d’une crise de convulsions? Pénélope! Réponds-moi!

— Wandrille!

— Tu n’es pas dans ton état normal. Tu es folle. Toute cette histoire te fait délirer. Tiens, ça c’est ton soutien-gorge, sur un vase de porphyre! Tu vas me faire le plaisir…

— Je fais ce que je veux. J’ai mis le couvert.

— Ne te promène donc pas toute nue…

— Il n’y a personne, et pas de vis-à-vis, c’est l’avantage de cette espèce de grand couloir. Tu as vu, très mauvais temps! Écoute le vent, ça cogne, j’ai l’impression d’être en mer.»

Pénélope, quand elle avait encore tous ses esprits, avait préparé un petit en-cas: foie gras en provenance de Villefranche-de-Rouergue, vin de Cahors, saumon danois, champagne; elle a osé brancher un grille-pain pour les toasts, mais n’a pas voulu aller, dans ce cadre sublime, jusqu’à la plaque chauffante. La surprise, c’est la suite, apportée par Wandrille.

Faire venir des glaces du monde entier est un exploit. Le prince Mohammed al-Faisal est resté célèbre pour avoir bluffé toute la presse en servant un punch, sans alcool, mais à la glace de l’Alaska, héliportée dans l’Iowa lors d’un grand congrès international sur l’utilisation des icebergs et le réchauffement climatique. Wandrille, qui connaît mille choses inutiles que personne ne sait, avait découpé un article de magazine à ce sujet.

«Tu sais, Péné, je crois qu’il est grand temps qu’on se change les idées. Remets aussi ton pull. Toutes ces histoires commencent à être pesantes. Il faut qu’on profite de Versailles, qu’on s’amuse un peu, qu’on se retrouve. Tu aimes le sorbet au cacao, rien à voir avec la glace au chocolat? Celui-ci vient de chez Georges Laporte à Salvador de Bahia, ça, c’est la framboise de chez Ciampino, sur la place de San Lorenzo in Lucina, à Rome, tu te souviens?

— Wandrille, je ne suis pas enceinte, je t’assure.

— J’ai pris aussi figues sèches et ricotta, chez Il Gelato di San Crispino, derrière la fontaine de Trévi, pour tester, ça, c’est un petit choix de chez Bajo Cero à Madrid, je t’ai choisi amande crue et vanille de Tahiti, fraise au thé et aux pétales de rose, mais j’ai aussi demandé à Livorno, le fournisseur de la famille royale. Je leur ai laissé carte blanche, ça a donné dulce de leche, mousse au chocolat à la banane et violette.

— Tu es fou.

— Il y a encore cette boîte, ça vient de Budapest, chez Artigiana Gelati, leur fameuse glace au champagne, celle-là, c’est de la glace de Chine, le meilleur de Pékin, Su-Han, et là, mon trésor, la glace aux amandes douces de chez Mafalda à Lisbonne.

— Comment as-tu trouvé des glaces du monde entier? J’aime la glace en plein hiver.

— Les meilleures! Et la prochaine fois, je te prépare un tour de France: glace au spéculos de chez Dagniaux à Lille, la glace au lait de brebis et cerises noires de Txomin à Saint-Jean-de-Luz, je t’en ferai venir par Brett, tu t’en souviens, le glacier australien de Biarritz, les glaces à la Mara des bois et Irouléguy qu’on avait goûtées la dernière fois?

— Mais où as-tu trouvé des glaces venues de partout, comme ça, personne ne vend ça à Paris? En hiver!

— Facile, devine.

— Langue au chat.

— Papa accueille après-demain la conférence des ambassadeurs de France, qui au lieu de se tenir comme d’habitude au Quai d’Orsay fin août se fait après Noël à Bercy, Dieu sait pourquoi, c’est la réforme de l’État. J’ai passé la journée à téléphoner aux cuisiniers des ambassades. Jean de Saint-Méloir, qui m’a l’air fou de toi, encore un, m’a communiqué la liste.

— Wandrille! Je me demandais où tu étais. Pendant ce temps-là, j’ai découvert que…

— Les ambassadeurs sont assez sympas avec moi, une bonne quinzaine ont accepté sans poser de questions, les fayots, de transporter une glace avec leurs bagages. J’ai voulu te faire plaisir: t’offrir la galerie des glaces!

— Tu crois, Wandrille, que l’assassin était vraiment M. Lu ou un de ses sbires? Tu sais que Médard est en admiration devant lui. Il vient de rentrer à Shanghai. Médard le sait, je me demande par qui. Médard est l’homme le mieux informé de Versailles. Je ne sais pas si nos amis de la police ont eu raison de le remettre en liberté.

— M. Lu? Tout y conduit. Papa le pense, après s’être fait insulter par Deloncle, il faut que je te raconte. Moi, je n’y crois pas. Pourquoi aurait-il tué la Chinoise? Et Grangé, dont l’expérience versaillaise lui était indispensable?»

14.

Tempête dans le saint des saints

Château de Versailles, chambre du Roi, suite du précédent, vers 2 h 30 du matin

«Un cri, Wandrille, on égorge!

— Un troisième meurtre. Ça résonne. Un cri de femme, ou d’enfant. C’est près de nous. Il y a des portes dans le mur de la galerie des Glaces?

— Oui, celle-ci donne dans le salon de l’Œil-de-Bœuf, l’antichambre du Roi.»

Wandrille pousse les miroirs. Le salon est dans l’obscurité. Les cris deviennent plus perçants. Pénélope tente de téléphoner, pas de réseau. Dehors, le vent siffle, comme si les arbres commençaient à hurler eux aussi.

«Wandrille, ça vient de la chambre du Roi.

— Quelle chance, je ne l’ai jamais visitée. On va voir ces fameuses soieries…

— Tais-toi. Entre en premier, je te suis, j’appelle les secours, donne-moi ton portable.

Innocent, sans armes, inconscient du danger, Wandrille touche la porte devant laquelle, des siècles plus tôt, Louis-Basile Carré de Montgeron avait attendu en priant.

À l’intérieur, les bougies ont été allumées sur les cheminées. En cercle, devant le lit tissé d’or, dans une pénombre rougeoyante, la cérémonie réunit des personnes que Wandrille connaît toutes — sauf une.