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Deloncle, sa femme Clarisse, la demi-sœur de celle-ci, la marquise de Croixmarc, le président Aloïs Vaucanson en personne, Médard, qui tient trois fleurets entre ses mains, sa fille, Bonlarron et un vieil homme sec, à l’écart. Wandrille se demande qui il est, il n’a pas le temps de se dire qu’il l’a déjà croisé. Sur le moment, son visage creusé comme une statue de bois ne lui dit rien.

Pieds nus, dans une longue chemise en toile de lin, à genoux, au centre, Barbara Grant, les yeux perdus, attend, bras en croix. C’est elle qui vient de hurler. Elle crie une nouvelle fois, plus sourdement, comme un grognement rauque.

Celle qui tient une quatrième lame, en face d’elle, cheveux dénoués, regarde l’intrus avec un regard froid: c’est Léone.

Comme Pénélope n’est pas encore entrée dans la pièce, Wandrille, qui sait pourtant qu’elle entend, se sent tous les courages. Il a compris qui tue, même s’il ne comprend pas bien comment, depuis ce matin, depuis l’appel de son père sortant du Grand Palais. Il va soulager sa conscience. Tous les autres vont l’aider, doivent l’aider. Ils sont là, mais ils ne sont pas complices.

«Léone, lâche ce fleuret. Barbara, relevez-vous. Léone, il faut peut-être que tu t’expliques. Tu as volé chez moi le plan que Grangé avait vu. Tu as tué, deux fois. Lâche cette arme, tu veux que je vienne te la prendre?

— Tu imagines que je m’amuse à me promener dans Versailles pour assassiner? Mon pauvre Wandrille! Et j’y gagne quoi? Tu me crois capable de tuer?»

À cet instant, Aloïs Vaucanson sort de la poche de sa veste un Manurhin, le revolver le plus simple parmi les armes de service des policiers, qu’on lui a confié, à la préfecture, quand il a pris ses fonctions, et qu’il n’avait jamais sorti du tiroir de son bureau.

«Mademoiselle de Croixmarc, posez votre épée. Répondez aux questions. Je vous ai ouvert le château, cette nuit, j’ai accepté de voir cette mascarade, je voulais comprendre enfin, mais là, c’est trop.»

Prise d’une inspiration subite, Pénélope ne s’adresse qu’à Léone:

«Toi, tu ne tues pas, c’est clair. Tu ne tues pas toi-même. Tu as éduqué ton arme. Ton père est entre tes mains comme un enfant. Il m’a tout fait comprendre, en phrases hachées, avec des gestes aussi. Il n’en peut plus. C’est un témoin accablant pour toi qui vient de me parler, ce matin, dans l’église Notre-Dame. Il a voulu arrêter cette folie. Il n’aime pas lacérer les chairs au couteau, il n’aime pas couper les doigts, il n’a pas aimé battre à mort des femmes et assommer puis noyer Grangé. Il a une force de jeune homme, et des biceps de lutteur, à force de tailler des haies et de faire ses entraînements d’aviron! Tu veux qu’il nous raconte tout lui-même?

— Papa…, fait Léone en se tournant vers lui.

— Je n’agis que quand ma fille me le commande.»

Clarisse Deloncle a pris la main de son mari. Bonlarron affecte un air absent, fakir en mocassins sur des charbons ardents. Wandrille a dit, plus tard, à Pénélope, qu’il l’avait vu trembler à ce moment-là. Médard enlace de son bras droit sa petite Esther, dont les yeux commencent à s’agiter.

«Léone, dit Wandrille, tu t’expliques?

— Vous ne pouvez pas comprendre.

— Tu attendais les convulsions de Mme Grant? Tu l’as juste fait hurler de terreur.

— Bien sûr. Elle se serait tordue comme les autres, toutes ces nanas hystérico-dingues. Tu as entendu parler de l’arc hystérique, quand le corps se tend? Papa m’a appris quand j’avais douze ans comment on peut déclencher ça. Je donne des ordres, elles se soumettent.

— C’est ça, ta “foi”? Tu manipules de pauvres naïfs. Tu exploites les jansénistes comme les collectionneurs de plantules, les croqueurs de pommes, les fans de modélisme, tu n’y crois pas un seul instant, ça se voyait, chez toi, l’autre jour. Tu as juste trouvé des gogos. Un bon filon. Tu n’as aucun esprit religieux, sauf pour la façade. Tu étais avec ton père, l’autre soir, au pavillon de l’ancienne herboristerie?

— Si ça nous amuse. Ma religion me regarde.

— La vraie question, affirme Wandrille, c’est l’argent.

— Tu m’insultes.

— Vous avez vu arriver les millions de M. Lu, vous avez compris que vous alliez perdre votre hégémonie sur le milieu janséniste. Tu as voulu te défendre. Il allait vous noyer sous le fric. Pire que vous voler: rendre ridicules les sommes de la cassette à Perrette qui vous suffisaient pour manipuler tout votre petit monde. Tu as voulu te débarrasser de Lu, le faire accuser, le terrifier pour qu’il s’en aille.»

À cet instant, Léone s’échappe. Elle court. Son père veut la suivre. Vaucanson et Deloncle, ensemble, immobilisent l’homme. La mère de Léone, debout, se met à pleurer. Elle s’est rapprochée en silence du couple Deloncle, qui forme devant elle un rempart.

«Vous savez vous servir de ça? dit Vaucanson à Wandrille, tendant son arme.

— Donnez. Je la ramène.»

Barbara, sur le parquet, devant la cheminée qui supporte le buste du Grand Roi, sortant de sa léthargie, murmure en reconnaissant Wandrille et Pénélope, d’une voix polie et évaporée:

«Comme vous voyez, je ne suis pas partie.»

Wandrille est revenu dans le salon de l’Œil-de-Bœuf. Léone fuit vers le fond, claque la porte. Wandrille tourne la clenche. Ça donne sur un petit couloir, vide. Réflexe, il est déjà venu, sur sa droite, une porte banale: l’escalier qu’il a baptisé «le passage de l’étroit mousquetaire». C’est par là qu’elle a dû filer, comment peut-elle connaître cela?

Il y monte quatre à quatre. Il passe l’étage des Petits Appartements de la Reine, Léone est allée encore plus haut. La porte de l’ex-atelier secret est restée ouverte, au fond, celle qui donne sur les toits bat avec un bruit de tambour. Léone sait jouer les acrobates, la rattraper ne va pas être facile. Wandrille sort, Wandrille qui vise et qui ne vise pas.

Une seconde plus tard, dehors, frappé par une bourrasque, il se retrouve à plat ventre. Ce n’est pas du vent, c’est une tornade. Impossible de se relever. Il tient ferme son arme. Il a été jeté à terre d’un coup. Il regarde. Léone est devant lui, à terre aussi. Elle a reçu le même choc, juste avant:

«C’est dangereux, tu vas glisser, Léone, viens, rampe, accroche-toi à moi. Il faut qu’on revienne à la porte de l’escalier. On va être emportés.»

Sur le visage de Léone, c’est la terreur. La pluie tourne autour d’elle et l’enveloppe. Elle tente de marcher à quatre pattes, glisse sur les coudes. Sa tête retombe sur le plomb du toit. Elle avance comme un lézard vers Wandrille. Lui se pousse de dix centimètres, saisit son bras de sa main libre, pointant toujours son arme, juste un peu au-dessus d’elle. Il réunit ses forces, contre le vent. Impossible de tirer au milieu de ce déchaînement. S’il la blesse, il n’arrivera pas à la traîner. Il la fait glisser vers la porte.

Un coup de pied, il la pousse à l’intérieur. Elle ressort, pour fuir encore. Elle hurle:

«Tu sens comme le château tremble. Versailles dans une heure sera un champ de ruines. Nous avons réussi à faire notre cérémonie dans la chambre du Roi. C’était la clef, pour vaincre. Carré de Montgeron l’avait dit, avant de mourir dans sa prison. Nous avons réalisé ce soir sa prophétie. Versailles ne peut pas résister devant la vérité des miracles.»

En bas, Péné et les autres doivent bloquer l’issue. Le vent se calme un instant, Wandrille se relève, la pousse. La porte claque. Léone, titubante, ne peut plus se défendre, ni fuir. Elle pleure, trempée et tremblante. Il la plaque devant lui et descend l’escalier, le pistolet toujours en main. Cette fois, il la vise.