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Au pied de l’escalier, devant la porte ouverte sur le salon de l’Œil-de-Bœuf, Pénélope les attend:

«C’est une énorme tempête qui commence.»

Bonlarron, qui n’a jusqu’à présent rien dit, annonce, flegmatique, arrivant de la chambre du Roi:

«C’est le moment, dans l’Évangile, où le rideau du Temple se déchire. Du travail pour vous, Pénélope!»

Wandrille ne relève pas. Bonlarron poursuit:

«Point de la situation: il a fallu calmer Croixmarc. Médard l’a assommé, je ne le savais pas si fort. Toute la troupe vient de partir avec Vaucanson, ils se sont repliés dans les bureaux. Médard et Vaucanson ont transporté le vieux fou, il est revenu à lui doux comme un agneau.

— Personne pour me prêter main-forte, fait Wandrille.

— Vaucanson vous a donné son revolver. Les téléphones portables ne fonctionnent plus, les antennes relais ont dû être arrachées. Je n’ai jamais vu ça. Quel vacarme! J’espère qu’il n’y a personne dans le parc. Croixmarc répète sans cesse qu’il veut aller à Sourlaizeaux, voir ses arbres, il donne leurs noms. Il a parlé dix fois de son tulipier de Virginie et de son cèdre. Il est calme depuis que sa fille n’est plus avec lui.

— Il faut les isoler, ils ne sont dangereux qu’ensemble, sans elle il ne sait pas qui tuer. On la garde avec nous, dit Pénélope, allez-y. On a une lampe, on ne risque rien. Juste trois questions à poser à mademoiselle. Essayez de faire venir la police rapidement, s’ils peuvent accéder au pavillon Dufour, qu’on s’occupe de son père tant qu’il est tranquille à parler de ses arbres. À mon avis, il peut devenir violent en une seconde.»

Léone, toujours en joue, reprend ses esprits, mais ne dit rien. Elle n’a pas eu l’air d’écouter. C’est Wandrille, tandis que Bonlarron repart vers la chambre du Roi désertée, qui lui demande:

«Tu dois tout nous raconter.

— Vous n’avez pas une preuve, juste les aveux d’un vieillard.

— Les experts diront s’il est sénile, répond Pénélope, il donne pléthore de détails sanguignolents. Il aime ça.»

À cet instant, un immense fracas se fait entendre, encore plus fort que les précédents.

«Les fenêtres ont cédé au-dessus. Tu crois qu’on est à l’abri ici? On aurait dû suivre Bonlarron tout de suite vers les bureaux. Le vent souffle côté parc. Vers la ville, c’est plus protégé…

— Pas sûr, les huisseries du pavillon Dufour ne valent rien, si les carreaux sautent… Il vaudrait mieux se réfugier au rez-de-chaussée. Ou plus bas…

— Tu veux dire?

— Sous le parterre du Midi, dans l’Orangerie.

— Elle a été conçue pour résister à tout. Il faut descendre dans le parc, avec cette pluie. Tu entends ce vacarme.

— Par le parc, impossible. Grangé s’était moqué de moi avec le passage souterrain, tu te souviens. Viens, l’entrée est vers la réserve des sculptures, en bas. Léone, marche devant, au moindre faux pas…»

15.

Les remords de d’Artagnan

Château de Versailles, nuit du 25 au 26 décembre 1999, vers 3 h 30 du matin

Pénélope, même devant ses amis les plus proches, quelques mois plus tard, racontait rarement cette nuit, et toujours avec une sorte de recul, comme si elle avait peur de revivre ces moments.

Le souterrain figurait sur le plan que Wandrille avait regardé de très près, avec Thierry Grangé, mais ni Pénélope ni lui n’avaient eu la curiosité ni le temps de chercher où était ce passage. L’accès pourtant n’était pas très caché. Wandrille, très fier, trouva tout de suite la porte. La descente des escaliers pris dans l’épaisseur de la terrasse du Midi, avec Léone en otage, permit à celle-ci de se calmer un peu. Au débouché du bâtiment de la Petite Orangerie une dernière volée de marches permet d’atteindre l’Orangerie proprement dite.

Pendant cette nuit, dans leurs caisses blanches, ce furent les seuls arbres qui ne bougèrent pas. Alignés au garde-à-vous, dans l’obscurité, ces derniers régiments royaux, réfugiés derrière ce rempart construit pour eux par Mansart, résistaient.

«Léone, félone?» Wandrille, depuis quelques jours, s’était détourné de cette idée dès qu’elle apparaissait dans la chambre la plus perdue des tréfonds de son cerveau, son grenier aux remords. La seule qui pouvait avoir volé le plan, en emportant, en prime, une de ses chemises. C’était elle. Avant l’arrivée des déménageurs de son père et des hommes du GPHP. La seule qui pouvait avoir révélé à Deloncle que Wandrille avait ce document.

Deloncle avait tout compris. Il avait voulu avertir Wandrille du danger et de la folie des Croixmarc. Deloncle, au culot, sous les verrières du Grand Palais, avait osé dire son fait au ministre des Finances, pour qu’il le répète. Il avait lourdement insisté sur son lien de parenté avec les Croixmarc, parce que cela expliquait qu’il ait pu recevoir les confidences de sa nièce. Pour donner du poids à ses paroles, Deloncle avait insulté le ministre et son «imbécile de fils». Un fils à qui le ministre n’avait pas manqué de téléphoner immédiatement, pour lui dire qu’à cause de lui il venait de se couvrir de ridicule devant le ministre de la Culture, qui a la dent si dure. Deloncle savait ce qu’il disait. Il y avait mis juste la bonne dose d’ironie blessante. Pour que Wandrille soit averti et comprenne. Pour que cette phrase lui soit répétée mot à mot par son père. Pour arriver à dire que Léone était celle qu’il fallait coincer, sans directement livrer à la justice cette nièce extravagante devenue incontrôlable. Avant qu’elle ne tue encore et que lui, Deloncle, ne soit inculpé de complicité de meurtre ou de non-dénonciation.

Son arme à la main, Wandrille, dans l’Orangerie, sut qu’il avait peur de cette grande fille rousse aux cheveux hirsutes. Il vit apparaître sous ses yeux un épisode des Trois Mousquetaires: cette nuit où «tous les chats sont gris», écrit Alexandre Dumas, quand d’Artagnan, oubliant un moment Constance Bonacieux, succombe dans les bras de Milady de Winter. Adolescent, ça l’avait troublé, cette nuit d’amour de d’Artagnan et de Milady. Sauf que ce n’était pas un roman et que Léone, sportive, décidée peut-être à séduire encore, les regardait fixement, Pénélope et lui.

«Puisqu’on est bloqués ici, Léone, dit Wandrille, tu vas t’expliquer.

— Vous croyez que vous allez vous sortir vivants de cette tempête? Tu n’as personne pour m’accuser.

— Si, moi.»

Léone se retourna. Par l’entrée du souterrain, Bonlarron venait de paraître, lampe à la main. Il parlait à trois mètres d’eux, couvrant le fracas du vent:

«Je me suis tu pendant des jours et des jours, à cause du doigt coupé. Mon doigt, c’est chez les Croixmarc que je l’ai perdu, il y a des années, avant sa naissance. Nous avions fait une cérémonie un peu dure. À cette époque, Croixmarc, notre chef, avait voulu revenir au sang, comme il disait. Aux cérémonies qui avaient eu lieu juste avant la Révolution. Nous avons recopié, dans les manuscrits de Louis-Adrien Le Paige, les dessins symboliques, les marques au scalpel. Une femme est morte cette nuit-là, une fille de Magny-les-Hameaux que personne ensuite n’a jamais retrouvée. La police l’a pourtant cherchée, sauf à l’endroit où nous l’avions descendue, son père et moi.

— Qui l’avait tuée?

— Nous tous, Pénélope, nous étions inconscients. Nous étions dix ou douze coupables. Nous nous prenions pour des saints, mais qui veut faire l’ange fait la bête. Je voulais tout dire à la police, le père de Léone m’a menacé. Il était déjà fou, je l’ai compris plus tard. Il m’a assommé, il m’a coupé un doigt, avec un couteau de berger pour que je me souvienne ma vie entière de ne pas parler. J’ai cessé de participer à ces liturgies, je ne suis plus venu à Sourlaizeaux. Je sais qu’au village et aux alentours, dans les années qui ont suivi, cinq ou six filles ont disparu.