— Personne n’a soupçonné papa.
— Les corps n’ont jamais été retrouvés, malgré les battues dans les bois. Il suffisait de les chercher là où nous avions enseveli la première, comme une martyre, il y a quarante ans. Là où la police ne serait jamais allée les chercher. Vous avez déjà pensé que tous les cimetières sont pleins d’assassinés qui reposent sous des stèles qui portent d’autres noms. Comme des livres mal classés dans une bibliothèque, impossibles à retrouver.
— Sous le Christ janséniste aux bras levés?» fit Wandrille.
La chapelle avait été construite en 1900, un modèle réduit de celle de l’église Saint-Médard, le tombeau du diacre Pâris. Le père Croixmarc avait eu une idée. Le meilleur endroit pour cacher un cadavre, c’est un caveau de famille respectable et historique au fond d’une grande propriété. On tire sur les anneaux de cuivre, on soulève la dalle de marbre. Aucune trace. La police n’ira jamais chercher là.
Bonlarron, dans les années qui suivirent, avait revu quand même les Croixmarc. Comment faire autrement? Ils avaient trente amis communs, il aurait fallu expliquer. Il les a moins fréquentés, Léone est née, l’atmosphère s’est adoucie. Tous ont vieilli. Peu à peu, il est revenu les voir. Ils n’ont plus jamais parlé de cette époque. Les cérémonies auxquelles il a continué de prendre part étaient des mises en scène anodines, comme celle du pavillon de l’ancienne herboristerie. Tout se faisait avec des fleurets mouchetés et des cannes de jonc. Le sang ne coulait plus. Sauf dernièrement. Bonlarron se trouble en racontant. Léone, comme son père autrefois, a utilisé le couteau. Le même couteau de berger. Le mois dernier, Bonlarron dit qu’il a eu peur. Et qu’il s’en est voulu de n’avoir jamais rien dit.
«Léone, tu es une grande malade, dit Wandrille. C’est toi qui as forcé ton père à tuer la Chinoise? Tu as gardé les mains propres, sachant bien que le tribunal conclura, pour ton père, quand on l’arrêtera, à un diagnostic médical d’incapacité ou de déséquilibre mental. Un an de cure psychiatrique, et il viendra finir tranquillement ses jours à Sourlaizeaux.»
Pour Léone, éliminer Lu était impossible, il était gardé jour et nuit. Elle a voulu lui faire peur, pour qu’il parte. Sa mère et elle ont joué à lui faire bon accueil, elles l’ont invité, avec «une de ses poules», disait Léone en souriant, une Française d’origine chinoise, à assister à une cérémonie dans le bosquet de la Colonnade. Ils sont venus. Léone semblait revivre la scène:
«Lu la traitait comme une esclave. Les Chinois ont leur mafia ici, la police n’a jamais fait le lien entre cette fille et Lu. On a fait un vrai rite de 1760, avec un beau dessin au petit couteau. Lu a été très impressionné. C’était comme dans les livres, comme sur les gravures. La petite était évanouie, Lu est parti sans elle, il me l’a laissée. Après l’accomplissement des rites, papa a fait ce que je lui avais dit de faire. Papa a tué la fille comme si c’était un lapin de garenne.
— Cher homme, fit Wandrille. Tu crois que ce meurtre lui a fait du bien? Il a l’air en bonne forme.
— Lu vous a donné de l’argent pour nous trahir? demanda, dédaigneuse, Léone à Bonlarron.
— Je n’ai pas reçu un centime. Mais j’ai tout raconté à M. Lu, quand il m’a invité à venir le voir dans sa suite du George-V. Le crime auquel j’avais assisté autrefois, le rôle des Croixmarc. J’ai voulu qu’il me venge.
— Léone l’a su?
— Oui, Pénélope, répondit Bonlarron sans regarder celle qui venait d’être nommée. Le Chinois a des méthodes efficaces. Il a menacé directement les Croixmarc. Il leur a dit qu’il allait tout raconter, faire ouvrir le caveau. Le prix de son silence, c’était la prise en main de tout le réseau janséniste, la liste de nos membres, l’ensemble des livres et des manuscrits, les bâtiments de Port-Royal qui appartiennent encore à l’Association. Il voulait tout.
— Vous nous avez vendus! hurla Léone.
— J’ai simplement compris, comme toi, que les Chinois seraient les prochains chefs de notre Église. Que vous étiez finis.
— Quand vous êtes arrivés comme deux idiots à l’angle de la rue du Puits-de-l’Ermite, j’avais convoqué Bonlarron. J’ai craint, en vous voyant, qu’il ne vous ait appelés à la rescousse. Je voulais lui dire en tête à tête qu’il n’y aurait pas de second avertissement, s’il ne se tenait pas à carreau…
— Le premier avertissement, c’était le doigt dans le tiroir? demanda Pénélope.
— Oui, reprit Bonlarron, tête baissée.
— C’est pour ça que vous vous êtes évanoui en le découvrant? Vous vous êtes dit que le cauchemar d’il y a quarante ans recommençait. Tu faisais d’une pierre deux coups, tu montrais à Lu en massacrant cette Chinoise qu’il n’arrivait pas en terrain ami, tu faisais savoir au vieux complice repenti de ton père que c’était toujours vous, les maîtres. Tu es bien imprudente, continue Wandrille, de m’avoir invité à Sourlaizeaux, de m’avoir emmené dans cette chapelle, de nous avoir expliqué l’histoire de Saint-Médard…
— Tu ne comprends rien! J’ai besoin de ton aide, de votre aide à tous les deux. Pénélope, toi aussi, tu dois comprendre, je veux que vous soyez de mon côté. Je n’en peux plus de porter seule toute cette histoire.
— Alors raconte.»
Léone préférait parler à Wandrille, plutôt qu’à ceux qu’elle appelait «ces nouilles de la police». Elle ne pouvait pas deviner que Wandrille possédait ce plan. Personne ne prévoyait qu’il ressortirait là, dans cette vente. Le document est capital. Il est de la main de La Quintinie et, pour certaines annotations, corrigé par Mansart en personne. Ce plan, plus personne ne savait qu’il existait. Mauricheau-Beaupré, le directeur qui a précédé Van der Kemp, avait demandé à un ami collectionneur de l’acheter, pensant qu’il en ferait don un jour aux amis de Port-Royal. C’est sa collection qui a été dispersée aux Chevau-Légers.
Mauricheau-Beaupré était à la fois le directeur de Versailles et l’un des fondateurs de l’Association des amis de Port-Royal, de grands universitaires, qui font des colloques.
«Et pas des sacrifices humains, tu leur pardonnes, j’espère», ne put s’empêcher d’ajouter Wandrille.
Bonlarron, interrompant Léone, raconta alors que Mauricheau-Baupré avait été victime d’un accident de voiture au Canada, en 1953. Il n’avait rien eu le temps de faire pour Port-Royal. Van der Kemp, qui lui avait succédé à la surprise générale, ne s’intéressait pas du tout à ces questions. Le plan avait été oublié, nul ne savait ce qu’il représentait, cette vision d’un Versailles jansénisé.
«Quand je l’ai vu sur ta table, Wandrille, j’ai compris. C’était une arme absolue pour me battre avec Lu. Ce plan, je pouvais le brandir pour prouver que ses reconstitutions étaient absurdes, son Versailles de Louis XIII une folie sans intérêt. Ce plan, il fallait que je lui dise que je l’avais, mais ne le lui montrer en aucun cas. Tu m’as dit que tu l’avais montré à Grangé. J’ignore si le petit architecte avait vu qu’il pouvait faire fortune avec ça, s’il le mettait sous les yeux de Lu. J’ai agi trop vite, je n’ai pas résisté, je l’ai pris. Si je n’avais pas commis cette erreur…
— Grangé savait. Vous deviez l’éliminer. Vous l’avez eu comment?