— Comme l’autre, dans le parc, il revenait vers son bureau à la nuit tombée. Papa l’a assommé. Il s’y attendait tellement peu, ça a été facile. Ensuite, papa l’a mis dans le bassin. Papa est sorti, trois heures plus tard, par précaution, en dévissant le barreau de la grille de Neptune qui n’est pas fixé.
— Pénélope et Wandrille, eux aussi, savaient pour ce plan…, fit Bonlarron.
— Oui», répondit Léone, sans rien ajouter, les yeux cachés par ses cheveux.
Pénélope, sans montrer qu’elle était heureuse de ne pas avoir été la victime suivante, réattaqua, sur un point inattendu:
«Pourquoi disais-tu du mal de Deloncle?»
Léone raconta alors que leur lien de parenté avait été longtemps tabou dans leur famille. Les enfants des deux mariages successifs de sa grand-mère Françoise de Xaintrailles, la grande jardinière, ne se fréquentaient pas — une dispute au moment des partages, avant sa naissance. Les Dreux-Soubise et les Croixmarc se sont réconciliés l’an passé. Léone avait adoré tout de suite ce nouvel oncle qui s’appelait Deloncle. C’est lui qui avait fait le premier pas en écrivant à sa mère. Léone a voulu le bluffer, lui montrer qu’elle pouvait rendre Sourlaizeaux rentable. Ensuite, elle et lui ont conclu un pacte secret, pour conquérir Versailles. Une opération en deux temps: un rapprochement Sourlaizeaux-Versailles, d’abord. Bonlarron avait reçu la mission d’amener Vaucanson à Sourlaizeaux, Léone et sa mère lui ont fait le grand numéro. Elles l’ont abreuvé de sarcasmes contre Deloncle et Patrimoine Plus, elles lui ont montré qu’elles pouvaient, pour l’art contemporain et autres, servir de laboratoire à toute une série d’actions transposables à Versailles.
Pour le second acte, elles se seraient converties à Deloncle avec fracas. Elles auraient expliqué qu’il était très bien, qu’il les aidait mieux que l’État. Léone se faisait fort d’entraîner ensuite tous les conservateurs, et les conseillers du ministre.
«On s’égare, fit Wandrille. Raconte ce qui s’est passé après le meurtre de la Chinoise. Lu nous a dit qu’il voulait te faire travailler pour lui, engager Pénélope, et même Zoran qui serait resté son correspondant à Paris…
— Il a fait comme s’il ne savait pas que nous avions tué la Chinoise. Qui d’autre que nous aurait pu s’en charger, ce soir-là? Il a voulu me mettre sous contrat, et vous en prime. Nous acheter tous. Une fois en Chine, Pénélope, il se serait occupé de nous, ne t’inquiète pas…
— Ne cherche pas à nous mettre dans ton camp, Léone, fit Wandrille, qui poursuivait son interrogatoire. Reviens à ce qui s’est passé cette nuit-là. Tu avais un doigt coupé dans ta poche quand tu es tombée sur cette table descendue du ciel? Coïncidence? Ça, je ne comprends pas.
— Tu parles!» Léone éclata de rire et se tut.
«Tu savais que la table serait là, tu voulais mettre le doigt dans ce tiroir! Mais les Ingelfingen n’ont rien à voir avec vous, les jansénistes.»
Les Ingelfingen ont leur combat, pour le remeublement de Versailles avec de bonnes copies, pour la restauration des monuments victimes de l’incurie et du vandalisme de l’État. Léone a toutes les raisons d’épouser leur cause, mais cela ne concerne en rien les jansénistes.
«Alors, quel est le point d’intersection? demanda Wandrille, toujours géomètre.
— Avec quelle clef es-tu entrée dans les appartements? ajouta Pénélope.
— Je vous ai épatés, là! Tu oublies, Pénélope, que ton collègue Zoran est mon ami. Il me raconte tout. Par lui, je savais pour les Ingelfingen. Je savais que c’était lui, jeune conservateur, leur chef secret. Il avait mis sur pied ce groupe d’intervention quand il était encore en classe préparatoire à la Sorbonne, avant le concours, à l’époque où je l’ai rencontré. Je savais tout de cette petite table, et de la planque à faux meubles qui datait de l’entre-deux-guerres. J’en ai profité. Cette histoire est arrivée à point nommé. J’ai copié les clefs des Ingelfingen, il les avait toujours sur lui. Je suis entrée cette nuit-là, après la mort de la Chinoise, en escaladant la façade, ça sert d’avoir fait l’école du cirque. Aucune des fenêtres de l’étage ne ferme bien, il suffit de les pousser un peu fort! Une de mes plus belles escalades, il faisait très clair.
— Tu savais que les Ingelfingen opéraient au même moment…
— J’étais parfaitement au courant de ce qui se passerait à Versailles durant cette nuit. J’avais décidé d’en tirer profit.
— Zoran t’avait dit…
— Oui, sur l’oreiller. Vous ne le saviez pas? Zoran et moi, depuis trois ans déjà, on vit ensemble. Il est discret, moi aussi.»
16.
Un coup de peigne avant l’Apocalypse
Cette fois, c’est Wandrille qui se crispa.
Pénélope sourit, une seconde — elle se sentit heureuse, réconfortée, victorieuse, vengée; elle fit comme si cela ne la concernait pas:
«Avec ce doigt coupé, Léone, tu orientais les soupçons vers Bonlarron, qui n’avait rien fait.
— J’ai voulu lui faire peur. Le doigt coupé était destiné à lui montrer qu’on pouvait lui faire mal. Il était le seul à pouvoir me confondre. Il allait deviner, en voyant le cadavre de la Chinoise, avec les marques sur sa peau, qui était l’auteur du crime. Il fallait qu’il se taise. C’était le seul que papa n’aurait jamais accepté d’éliminer. Il se souvenait des années anciennes de leur amitié. Il fallait que je le mette hors circuit.
— Placer le doigt dans la table, c’était aussi, avança Pénélope, aiguiller l’enquête vers une fausse piste. À plus ou moins longue échéance, conduire à soupçonner Zoran. Tu voulais que ça lui retombe dessus.
— Comment pouvez-vous croire ça! J’avais dit à Zoran qu’en cas de problème, je lui servais d’alibi. J’aurais certifié, avec mes parents, qu’il avait passé cette soirée à Sourlaizeaux.
— Tu prenais des risques, ajouta Pénélope. Si on t’avait coincée dans les appartements de la Reine?
— Je savais que ce lundi, il y avait un tournage, juste à côté. Zoran avait lui aussi choisi ce jour à cause de ça, pour que dans l’agitation générale on puisse se noyer dans les figurants et les techniciens. C’est avec eux que je suis sortie, quatre heures plus tard. Papa m’attendait toujours, sur un banc de pierre, devant la grille de Neptune.
— Zoran sait ce que tu as fait? demanda Wandrille.
— Bien sûr que non, il est trop pur, trop honnête. Au début, je ne voulais pas qu’il ait cette image de moi. Je réglais des comptes avec mon enfance, il n’avait rien à y voir. Mon amour pour Zoran, c’était… c’est ma nouvelle vie, l’art contemporain et tout ça.
— Il est venu au pavillon de l’ancienne herboristerie. Les deux étudiants l’ont aidé à trouver l’endroit sur la carte. Ils ont dit à Pénélope et à moi que leur chef venait de filer là-bas. Tu lui avais donné rendez-vous?
— Oui, je voulais qu’il voie. Qu’il comprenne ce que je vivais en silence. Je l’avais trop longtemps tenu à l’écart. Je lui avais dit de venir, sans rien lui expliquer. Il est resté tapi dans les bois. Quand il vous a aperçus, il s’est caché dans l’obscurité, il n’a rien compris. Il avait surtout peur pour sa peau, il ne voulait pas qu’on lui impute ces crimes, il ne comprenait rien. Pénélope a eu le bon réflexe en allant parler des Ingelfingen à Vaucanson et en les récupérant sous la bannière des interventions d’art contemporain à Versailles, elle a sauvé Zoran. Il ne faut pas qu’il soit inquiété. C’est un génie, il n’est qu’au début de sa carrière.