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— Tu n’avais pas prévu la ronde de Médard?

— Le pauvre, il a été horrifié. Il a compris, vaguement, sans aller jusqu’à me mettre en cause, même pour se défendre devant la police quand ils l’ont arrêté. Il a failli me faire échouer. Il a fait sa ronde avec un peu d’avance. Je l’ai entendu arriver. J’ai tout juste eu le temps. J’ai mis le doigt dans ce joli tiroir caché dont Zoran m’avait fait la démonstration la veille, au grenier, il m’avait fait passer par l’escalier qui tourne. La table était à droite de la cheminée. Je me suis planquée dans le cabinet des Poètes de la reine Marie Leszczynska, la porte qui était à gauche, la plus proche. Quand Médard est entré, j’étais à deux mètres de lui. S’il avait ouvert la porte, j’étais fichue. L’autre sortie du cabinet des Poètes était verrouillée.»

Au milieu du tohu-bohu, la confession de Léone fut interrompue brutalement. Les hommes de la police de Versailles arrivèrent, avec le petit lieutenant que Pénélope finissait par considérer comme un oiseau de mauvais augure. Ils apportaient des couvertures:

«On a vu vos lampes torches depuis la route, ça va? Vous vous êtes abrités là? Vaucanson nous a appelés. Il s’est replié avec ses invités dans le pavillon Dufour, il nous a dit que vous aviez disparu. On a eu peur pour vous. Vous allez venir avec nous. On a un véhicule à la grille, au pied des Cent Marches. L’accalmie ne va pas durer très longtemps, on a sans doute cinq-six minutes de semi-répit, pas plus.

— Il faut, articula Wandrille, que vous procédiez à une arrestation.»

Du menton, il désigna Léone. Cernée par huit hommes, elle se laissa empoigner. Elle ne se débattit pas. Pendant ce temps, Pénélope expliquait la situation, en quelques phrases, à voix basse, au lieutenant.

Dans la tempête, ils allaient emmener Léone. Elle cria:

«Vous pouvez m’arrêter, si vous voulez. Ce que vous n’arrêterez pas, c’est ce qui est en train de se passer ici, cette nuit.

— Partez devant, avec elle», cria Wandrille.

Pénélope et Wandrille, suivis de Bonlarron, regardaient la police courir, avec Léone, vers leur estafette. Le vent allait dans leur sens. Tant mieux: ils arrivèrent à démarrer. En une seconde, le vent se retourna, un cheval qui fait volte-face. Pénélope et Wandrille ne purent plus rien faire, impossible de les rejoindre. La police leur fit signe de se replier dans l’Orangerie. Le lieutenant désigna sa montre, fit comprendre qu’ils allaient revenir les chercher. Dans la nuit, les phares disparurent.

Pénélope et Wandrille se dirigèrent vers le côté de la grande nef, là où est l’escalier qui conduit à l’ancienne baignoire de Louis XIV, installée à cette place, faute de mieux, de manière absurde, au début du XXe siècle. Il allait falloir attendre, sous ces murs de forteresse, que cesse le délirant ballet des éléments. Le cataclysme était effrayant, il était 4 heures du matin. Bonlarron s’assit devant la cuve de marbre, et pleura — sur lui-même, sur Versailles, sur cette victime d’il y a quarante ans, tuée dans le jardin à la française du marquis de Croixmarc? Il alluma une cigarette.

L’Orangerie était un refuge au milieu du désastre. Les convulsionnaires de Saint-Médard avaient gagné la partie, deux cent cinquante ans après. Cette nuit, les morts du cimetière de Port-Royal étaient venus demander des comptes. Ils couraient dans les allées dévastées, parmi les chênes déracinés et les statues en miettes. Le parc de Versailles n’existait plus, les arbres les plus anciens comme les plus jeunes avaient péri en quelques heures. Quand les toitures allaient voler, quand l’eau s’infiltrerait puis entrerait en trombe dans les appartements, ce serait la fin des peintures, des décors, des boiseries, puis l’effondrement des charpentes. L’Opéra, tout en bois, s’ouvrirait comme un tonneau pourri. Versailles était une trop vieille bâtisse, vulnérable et fragile, elle allait s’abattre si ce déluge devait durer encore trois ou quatre heures. Des tourbillons d’eau ruisselaient déjà sur les dalles de la galerie basse et pénétraient par les fenêtres brisées.

«Wandrille, fit Pénélope, ceux qui vraiment ne sont pas à la hauteur dans cette histoire, ce sont tes anges gardiens du GPHP, on n’en a pas vu un! Ils doivent toujours être en planque devant chez moi, rue des Réservoirs! Si tu posais ce pistolet? Tu sais vraiment t’en servir?

— Pas du tout, je l’ai pris parce que je ne pouvais pas décevoir Vaucanson! J’ai une pétoche pas possible avec ce truc en main! En tout cas, ça nous a été bien utile! Comment as-tu pu faire avouer le vieux Croixmarc?

— Lui? Une vraie tête de détraqué. Pas pu en tirer une phrase complète.

— Mais tu l’as vraiment vu ce matin, à l’église?

— J’ai tout compris à ce moment-là, en voyant ses yeux. Un psychopathe. Mais il ne m’a fait aucun aveu.

— Tu as bluffé!

— Tu es bluffé?

— Ça veut dire que tu avais compris, toi aussi, que c’était Léone…

— Tu me prends pour une débutante. Elle était la seule à avoir pu voler ton plan, dans ta chambre…

— Alors, tu savais que…

— Avec toi, j’ai pour principe de toujours imaginer le pire. Quand je me trompe, c’est parce que tu es au-delà. J’attendais que tu aies le courage de me le dire.

— C’était une folie, j’avais trop bu, je n’aurais pas dû l’inviter à dîner, ce vendredi soir, je ne sais pas ce qui m’a pris…

— N’en rajoute pas. Tu as fait assez de dégâts comme ça, je veux dire de ravages.

— Péné, si on ne survit pas à cette nuit, tu me pardonneras?

— À cause de toutes tes glaces? Elles n’ont pas dû beaucoup fondre. Je n’aime pas que tu emploies ce ton de grande scène lyrique. Je trouve que tu profites un peu du décor et de la situation. Pense aux autres, ce malheureux M. Bonlarron, il va falloir lui organiser un pot de départ à la retraite au milieu des ruines. Celui dont on doit s’occuper, si on s’en sort, c’est Zoran, il va découvrir la vraie Léone. Tu n’as même pas remarqué que j’avais fini par trouver un coiffeur. Tu aurais pu me dire ce que tu en pensais.

— Un coup de peigne avant l’Apocalypse. Tu feras bon effet à notre divin Juge.»

De Versailles, il ne resterait bientôt plus que des photos et des films, des gravures et des tableaux, des livres et des guides, des cartes postales et des diapositives, des encadrés dans des manuels d’histoire de 4e et un pastiche absurde, dans la banlieue de Shanghai.

Il fallait «à ce livre magnifique qu’on appelle l’histoire de France cette magnifique reliure qu’on appelle Versailles». C’était Victor Hugo qui avait écrit cela. Pénélope avait la tête remplie par la cacophonie du déluge. Elle pourrait raconter: les arbres s’abattaient, à un rythme violent, les craquements se faisaient entendre de plus en plus rapprochés, toutes les trente ou quarante secondes. Wandrille avait l’air si malheureux de l’avoir trahie. Il était trempé, piteux, aussi abattu que le paysage. Il souriait, il lui parlait de d’Artagnan et de Milady. Elle avait pardonné. Elle ne l’écoutait plus.

Devant l’Orangerie, par les fenêtres, on croyait voir un étang sans limites, comme si les marécages du temps de Louis XIII remontaient à la surface. La nature submergeait les prouesses des rois et les rêves des architectes. Les eaux mortes dégorgeaient et noyaient les eaux vives. Dans une heure, les planchers flotteraient sur un lac de boue et de gravats. Cette nuit, se disait Pénélope, songeant avec gourmandise au nouveau poste que la direction des Musées de France allait devoir lui trouver en catastrophe, ce «livre» écrit avec des pierres, des statues et des arbres arrivait, par surprise, à sa dernière page.