C’est un ami de son père qu’elle ne connaît pas qui aura l’honneur de lire le Mémorial, ces quelques phrases que Pascal écrivit pour conserver le souvenir de cette nuit qui a changé sa vie, et qu’il garda jusqu’à sa mort avec lui, un papier cousu dans son pourpoint. Esther connaît cette page depuis qu’elle sait lire. Elle aime surtout les mots «pleurs de joie», «fontaine d’eau vive», elle les sent vivre.
Son père est très aimé dans le cercle des fidèles jansénistes. Médard organise tout. Elle devra enlever ses vêtements. Ils auront préparé les épées. Esther sait que, cette fois encore, il ne lui arrivera rien. Elle ne sentira aucune souffrance. Cela ne saignera pas. Elle se baignera parmi les fontaines d’eau vive. Elle se répète cette phrase. Elle est heureuse de ne plus avoir à vivre dans cette «institution spécialisée» où elle a été obligée de passer un an. Elle sourit en pensant à cette nuit où elle ne sera plus tout à fait elle-même.
7.
Comment une table du XVIIIe siècle peut être douée d’ubiquité
Wandrille est content de sa nouvelle voiture. Il roule trop vite. Il a mis de la musique: Poison de Jay-Jay Johanson. Ce matin, il a nagé plus d’une heure à la piscine du Racing. Il se sent olympique. Le tunnel de Saint-Cloud passe en un éclair. La forêt de part et d’autre de la route: cela surprendrait bien les amis de Louis XIV, s’ils revenaient, cette percée dans leur monde. Wandrille n’est pas allé à Versailles depuis des siècles.
Il ne pensait pas que cela arriverait à son père, comme ça, si rapidement. Il ne le voyait déjà pas beaucoup. Cette nomination va amuser Pénélope. Une seconde époque de leur histoire commence. Heureusement qu’elle s’est rapprochée. Juste au moment où il ne s’intéresse plus qu’à l’art roman: week-end à Tournus, à Conques, au Mont-Saint-Michel. Versailles et ses dorures l’ennuient, tant mieux. Il aime se contrarier. Il l’a dit la semaine dernière à Péné: «Chicorée, fanfreluches, vermicelles et plumes d’autruche, je ne sais pas comment on peut supporter ça. Au bout de dix minutes, ça fatigue la vue, ça pique le nez, pire que la suite impériale du Ritz. Tu te souviens comme c’était laid?»
Pénélope a aiguillé le Chinois et sa peu aimable interprète vers une stagiaire formée rue Michelet, à l’Institut d’art de la Sorbonne, pour qu’elle lui montre à la bibliothèque de la conservation les plans originaux du premier Versailles. L’étudiante a demandé au Chinois quel était son métier, l’effrontée. M. Lu a répondu d’une voix un peu sourde. Il a créé une chaîne de restauration rapide. Il est le roi de la patte de poulet à la sauce aigre-douce, «ou aux cinq parfums», a-t-il précisé en s’inclinant, conditionnée sous vide. L’étudiante, prenant de l’assurance, dit que Versailles est une sorte de dragon chinois. L’interprète répond, comme pour remercier d’un compliment:
«Non, ce sont des poupées russes, Louis XIII dans Louis XIV, Louis XIV dans Louis XV… des châteaux dans des châteaux.»
M. Lu l’interrompt, sans dire à l’étudiante en pull rouge que pendant la Révolution culturelle, ce n’étaient pas des poulets qu’il avait torturés. Il veut revenir à un Versailles très pur. S’il avait les documents, il referait peut-être le Versailles du début du règne de Louis XIV. Il hésite encore un peu. Il veut voir le plus de plans possible. Il cherche le plus parfait, celui du Versailles idéal. Pour le trouver, il donnerait une fortune. Pénélope les regarde disparaître au fond du couloir.
Elle a aussi laissé l’architecte, dont dépend le bon fonctionnement des fontaines, et le jardinier rejoindre la police au bassin de Latone. Ils ne cessent de se disputer, le jardinier veut protéger les canalisations d’origine, y faire passer un débit modéré dû à la pente naturelle, comme sous le Grand Roi, l’architecte pousse les fontaines à fond, avec des pompes, en circuit fermé, au risque d’empester le public des dimanches et de faire tout exploser d’ici quelques années.
Pénélope n’a aucune envie d’aller voir ce cadavre. Sans doute un suicide comme il y en a beaucoup dans les lieux à haute densité touristique. La tour Eiffel a même passé un accord avec la presse pour qu’on en parle le moins possible.
«Tu aimerais, Zoran, mettre fin à tes jours devant la façade de la galerie des Glaces, disparaître dans l’eau avec le char d’Apollon, un dernier, magnifique, sublime coucher de soleil?
— C’est peut-être un meurtre.
— Ah, si c’était une collègue!»
Elle a gardé Zoran avec elle, et ils sont entrés dans le musée, par la salle Empire qui communique avec les bureaux, du côté du Couronnement de l’impératrice Joséphine par David et de la Bataille d’Aboukir du baron Gros. Ils la traversent sans un regard.
«Par là on arrive dans la salle des Gardes de la Reine, elle a son fantôme. Un garde y a péri, en octobre 1789, quand la foule a envahi le palais. Tu vois cette porte à droite de la cheminée?»
En quelques minutes, et un tour de clef, ils sont dans les petits appartements.
M. Bonlarron, comme il sied à sa qualité de conservateur chargé du mobilier, est à plat ventre. Il regarde. Il caresse les pieds de la table avec ses gants blancs. À côté de lui, un homme tient un chiffon:
«Pénélope, je vous présente M. Jaret, il porte les insignes de sa fonction, il époussette nos meubles. Il est mon éminence grise. J’arrive à l’instant. Le pauvre Médard est tout retourné. Il se relevait à peine de son évanouissement, à son âge. Je l’ai autorisé à aller boire un verre de mon whisky dans mon bureau. Il n’arrivait pas à dire autre chose que: du sang, du sang… On en est là. Il faut qu’on aille le retrouver, qu’il nous raconte.
— Vous connaissez Zoran Métivier, conservateur au Centre Pompidou?
— Dada! Mon Dieu!
— Cher maître.»
Zoran joue l’obséquieux. Parfois, comme certains ambitieux, il bafouille. Il arrive de la pièce voisine, le cabinet de la Méridienne, avec son alcôve tendue de grenadine bleu clair, où il s’est attardé un instant, fasciné par les caniches qui supportent les accoudoirs des fauteuils. Dans leur plastique de protection ils ont l’air d’aliments «conditionnés sous vide». Beaux comme des Jeff Koons.
«Mon idée, Péné, c’est de commander à des artistes contemporains des œuvres pour Versailles. La fille du marquis de Croixmarc… c’est une reine des nuits de Paris, elle le fait depuis deux ans dans son parc de Sourlaizeaux. Big success. L’aristocratie a tout compris avant vous, faut réagir! Versailles roupille!
— Versailles a horreur de l’art contemporain, Zoran! Promène-toi dans les rues, vois les serre-tête en velours, les jupes-culottes en jean sous le genou, les robes portefeuilles, va visiter quelques hôtels particuliers en indivision…
— Mlle Breuil n’a pas tort, intervient Bonlarron, elle a l’œil. Mes amis qui achètent de l’art contemporain, c’est pour leurs maisons de campagne. Vous savez quel est le seul vrai avantage de l’art contemporain? Ça coûte une fortune et les cambrioleurs n’y connaissent rien. Je vois mal, chez nous…
— Pas du tout, coupe Zoran, qui prend de l’assurance et articule mieux, quand Louis-Philippe a dédié le palais des rois “à toutes les gloires de la France”, c’est écrit aux frontons de vos deux pavillons sur la cour d’honneur, il a réussi un concept génialissime, un musée populaire…