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— Un “concept”, mon pauvre! Pour toutes les poires de la France! Bon, ce matin, on a d’autres urgences…

— Vous êtes conservateur à Versailles, vous ne jurez que par le XVIIe et le XVIIIe: vous ne faites que la moitié de votre job! Je vous admire, je vous respecte, j’ai tout à apprendre de vous, mais je veux que vous m’écoutiez. Versailles, c’est aussi un monument du XIXe, et du XXe, oui, du XXe… Louis-Philippe a commandé des œuvres aux plus grands de son temps: Delacroix, Vernet, Delaroche, de l’art contemporain…

— Sur ce point, je ne saurais vous donner tort. Ça s’est même hélas poursuivi. On cache en réserve une peinture d’Alfred Roll de trente mètres carrés montrant la visite du président Sadi Carnot au bassin de Neptune pour célébrer le centenaire de la convocation des États généraux, en 1889…

— Suffit de continuer. Faut faire entrer à Versailles les gloires de la France d’aujourd’hui, Bernar Venet, Gérard Garouste, Daniel Buren, Markus Hansen, Soulages, Aurélie Nemours, Gossec…

— Gossec, il est mort centenaire! Je crois que notre débat n’est pas ce qui préoccupe ce matin M. Bonlarron, tempère Pénélope.

— Je sais que les conservateurs de Versailles militent tous contre.

— Nous ne militons pas, mon petit, nous travaillons en attendant.

— Je le ferai quand même. Je veux… Je vous… Le reste, m’en balance.

— Mais tout comme moi, nous allons nous entendre.

— Pénélope, tu veux qu’on laisse Patrimoine Plus et son PDG, ce gougnafier de Deloncle, faire tout cela à notre place? Les privés sont prêts à se charger de ton travail, et à dégager des bénéfices, eux. J’ai ma mission, tu ajouteras un jour mon buste dans la salle des Croisades!

— Tu te vois en Croisé de l’art contemporain? Chevalier du krach qui s’annonce?

— Et toi, Pénélope, tu es nommée à point pour m’aider! Alors, cette table?»

La table est une énigme. On ne l’a pas fait entrer par une fenêtre, ni par l’escalier, ou alors il faudrait que ce soit un de ceux qui ont les clefs, un conservateur ou un membre du personnel de surveillance. Pour arriver dans cette pièce, il ne faut que deux clefs, le passe général, que tous les conservateurs possèdent, et le président, et le capitaine des pompiers. Ensuite la clef étiquetée «passe de la Reine» toujours accrochée au tableau du poste de garde. Zoran la regarde: facile à prendre, facile à copier. On croirait une clef d’armoire. Le passe général est neuf, aux normes actuelles. Le passe de la Reine, c’est la clef du XVIIIe siècle, elle a l’air d’avoir été forgée par Louis XVI.

Les appartements de la Reine forment un ensemble indépendant, fermé par Médard une heure après les visites dimanche soir, ouvert par lui ce matin avant l’arrivée du nettoyage. Rien n’a été fracturé. Pourtant, quelqu’un a pu y apporter durant la nuit une table en marqueterie ornée de bronzes, pas très grande mais assez lourde, sans éveiller l’attention, alors que l’unique clef se trouvait suspendue sous les yeux de tous les surveillants.

«Ça, Zoran, fait Pénélope ravie, c’est le mystère de la chambre jaune!

— Dorée! renchérit Bonlarron qui se prend au jeu. La nuit, l’armoire aux clefs ferme à clef, clef que le gardien de nuit, Farid pour hier, a conservée tout le temps dans sa poche. Pour faire entrer ce meuble dans Versailles, il aurait fallu la passer par une des portes des Grands Appartements, le circuit est simple, personne ne s’est introduit la nuit dernière au château. Et j’ai une confiance absolue en mes trois piliers: Farid, Médard et Edmond. Ils se feraient tuer pour Versailles.

— Minos, Éaque et Rhadamante.

— Pénélope, ô femme d’Ulysse, tu peux quitter le patois homérique et parler français avec les analphabètes s’il te plaît? Rien n’a été volé. Le château s’est enrichi. On peut donc soupçonner tes Pieds Nickelés?

— Ribouldingue, Croquignol et Filochard.

— Ta culture est universelle!»

Zoran part d’un vrai fou rire. Bonlarron, posé, explique pourquoi Médard aime faire la ronde du lundi matin, la plus lourde: il faut noter ce que les petits sagouins ont massacré le dimanche, les chewing-gums dans les serrures, les salissures sur les lustres, les clous qui ressortent dans les parquets on ne sait ni quand ni pourquoi, les carreaux les plus sales. Il relève tout pour l’équipe du grand ménage du lundi. Médard aime Versailles comme si c’était sa chair. Bonlarron ajoute:

«Surtout, Zoran, puisque vous ricanez moins, il faut que je vous avoue: il y a une seconde énigme, pire que la première.»

Bonlarron, qui vient d’appeler par son prénom son collègue en veste noire, tant il est troublé, désigne la table:

«Voici la catastrophe. Regardez, mademoiselle Breuil. Cette table à écrire, n’importe quel étudiant dans ma classe de l’École du Louvre la reconnaîtrait tout de suite.

— Ils sont forts, vos disciples.

— Vous n’avez pas été mon étudiante? Vous suiviez l’archéologie sans doute?

— Qui mène à tout, comme vous voyez.

— C’est une des plus célèbres pièces de mobilier de Versailles conservée outre-Manche, à Waddesdon Manor, dans les collections des Rothschild. Elle a été achetée en 1882 par Ferdinand de Rothschild à la vente du duc de Hamilton. Les enchères en avaient fait le meuble de provenance historique le plus cher du monde, 6 000 livres, une fortune à l’époque! Ferdinand de Rothschild l’a placée dans sa Tower Room, là où il avait disposé ses pièces les plus précieuses, en particulier les meubles qui évoquaient la Reine. La manière dont elle a pu arriver ici m’échappe, et ça tombe mal.

— On va accuser Versailles de piller les collections anglaises? Alors qu’ils nous ont tout acheté pour une bouchée de pain lors de nos désastreuses ventes sous la Révolution.

— Pendant le Directoire surtout, Zoran, et même après. Sous la Restauration, les rois revenus au pouvoir vendaient encore pour trois fois rien le mobilier d’ici. Je viens de rédiger dans Art Newspaper, la semaine dernière, un article intitulé “Les vingt meubles que l’Angleterre doit rendre à Versailles”. Et j’étais modéré. J’aurais pu en citer cent. Rien qu’avec ce que la reine possède à Buckingham, je pourrais remeubler tout le premier étage, et à la Wallace Collection, et à Waddesdon bien sûr! Je proposais d’offrir en échange vingt chefs-d’œuvre de nos musées, vous savez, des pièces archéologiques du Louvre, on a tellement de cailloux, ou des croûtes des réserves du Centre Pompidou, sans parler de ce qui croupit au Fonds national d’art contemporain… pardon, Zoran, j’oubliais que vous étiez là.

— Je ne vous écoutais plus.

— Je ne sais pas qui m’a pris au mot et a fait venir cette table, à sa juste place, cette nuit. Il est évident que je suis le suspect idéal. On veut me nuire, en mettant en application mes idées. Voilà où j’en suis.

— Vous êtes certain… que c’est la même?

— Facile de vérifier, regardez sous le meuble, les marques au fer du mobilier de la Couronne, absolument indiscutables, et surtout les traces de scie manuelle. Passez votre main sur le placage, il faudrait en décoller un fragment, mais au toucher, en le tapotant du bout des ongles, on sent qu’il est bien épais, le meuble est bon sans aucun doute. Il devrait y avoir une sorte de tirette secrète, enfin pas vraiment cachée, un encrier porte-plume dans le flanc du tiroir principal. Ici.»