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Sur le côté droit du tiroir se trouve un anneau de bronze. Avec précaution, Bonlarron le tire à lui. Un autre tiroir, fin comme un plumier, se dégage.

Le cri qu’il poussa resta dans la mémoire de Pénélope, un cri rentré, de petit animal qu’on étrangle. Le conservateur tombe en arrière, s’évanouit, rattrapé au vol par son éminence grise.

Pénélope se penche, regarde.

Elle sent qu’il faut qu’elle joue à la grande fille devant les autres: un doigt coupé, noir, avec l’ongle jauni, qui ne saigne plus. La première chose qui lui vient en tête, pour se rassurer, est un exemple de grammaire latine, un souvenir de classe: horribile visu, horrible à voir. Deux mots, un membre arraché. Elle serre la bouche. Pense à des fleurs, au soleil. Surtout ne pas vomir. Un doigt qui a produit une dizaine de gouttes de sang. La planchette n’est pas exactement ajustée, le fond à claire-voie a laissé passer les gouttes. Autour, le bois, devenu marron foncé, a bu le reste. Le sang a fait ces trois petites taches au sol.

«Relevez M. Bonlarron, on va l’allonger sur la méridienne de la Reine, dit Pénélope à Jaret.

— Vous n’y pensez pas, si le bois craque, il s’en voudra toute sa vie. Je vais mettre un coussin par terre, je vais chercher de l’eau, murmure l’éminence…

— Un doigt coupé, qui saigne… c’est possible? fait Zoran. Pénélope, toi qui as passé un brevet de secourisme?

— Si tu répètes ça, je te garrotte. Pour qu’un doigt coupé saigne, il faut qu’il ait été sectionné depuis quelques minutes.

— Ou que le malheureux ait été hémophile, ou sous anticoagulants.

— La probabilité que ce soit un descendant de la reine Victoria ou le tsarévitch Alexis vieux de quatre-vingt-dix ans est assez faible, même en ces lieux.

— Conclusion simple. Cela veut dire que ce doigt venait d’être placé là quand Médard est entré. L’assassin devait être à quelques pas de lui. Un assassin qui avait prélevé le doigt sur une personne vivante ou sur un cadavre encore chaud…

— L’assassin? Tu vas trop vite, Zoran. On n’a pas de crime…

— Le cadavre de Latone?»

À cet instant, une rumeur commence à enfler, des bruits sur le parquet, des conversations proches.

Lundi, jour de fermeture au public, c’est anormal. Pénélope n’a pas le temps de s’en inquiéter. Bonlarron revient à lui, bavant sur un coussin bleu pâle:

«C’est d’un goût! À un an, et des poussières, mon vieux Jaret, de ma retraite! C’est la table de Waddesdon, je n’ai aucun doute, je vais aller chercher les photos dans mon bureau. Vous pensez que ça s’en ira facilement, cette tache sur le plancher?

— M. Jaret pourra passer un coup de cirage, il adore ça! dit Pénélope.

— Laissez-moi me relever tout seul, je ne suis pas encore impotent. Et ne vous moquez pas de Jaret, vous l’avez fait partir, c’est un brave type. Vous savez que le plancher du cabinet doré était doré à l’origine ou du moins couvert d’une cire orange très épaisse. Thierry Grangé cherche un mécène pour qu’il retrouve cette apparence, je ne suis pas encore convaincu…

— Un plancher doré! Même au Liban, on n’ose plus ça!

— Zoran, restez à Beaubourg, ici on ne vous demande pas votre avis. Beaucoup de choses étaient dorées à Versailles, les huisseries des fenêtres de la galerie des Glaces, et du côté extérieur les bois étaient peints en jaune d’or. Le pot à fleurs géant et doré qui est installé devant votre façade, si je puis dire, il est d’origine? C’est Jean-Pierre Raynaud, l’artiste qui vous a fait ça? Je ne vais pas vous faire un cours.

— Voyez les regrets se peindre sur le visage de Pénélope.

— Zoran, votre prochaine exposition, c’est Giacometti? Eh bien je n’en ai rien à battre de Giacometti! Je ne vois pas pourquoi vous vous intéressez à mes commodes et à mes potiches, nom d’un chien! Si je veux me disculper, je n’ai pas le temps d’attendre la décision du président. Après tout, Versailles n’a subi aucun dommage, l’État n’a pas été lésé. En revanche, nous sommes receleurs. Je dois appeler Waddesdon.»

Jaret, qui revenait avec un verre d’eau à la main, se précipite pour emmener son patron, écume aux lèvres, vers les bureaux. L’étrange vacarme grandit depuis deux minutes, on entend des voix, des ordres criés, incompréhensibles, puis le silence. Pénélope et Zoran se retrouvent seuls devant ce tiroir ouvert, où repose ce doigt que personne n’a osé toucher…

«Le pauvre homme.

— C’est comme cela que Marie-Antoinette appelait Louis XVI.

— Tu sais ça, Zoran? Tu parlais de l’homme qui a perdu son doigt ou de mon chef?

— Le doigt, qui te dit que c’est un doigt d’homme? On s’éjecte?

— On va passer par les Grands Appartements. Je vais avertir la police pour qu’ils viennent constater ce qui s’est passé. La porte dérobée?»

Pénélope pousse un cri en ouvrant la porte de la chambre de parade. Les lumières sont tropicales. La reine Marie-Antoinette, un navire, toutes voiles gonflées, piqué dans les cheveux, lui sourit. Un sourire qui se décompose. Pénélope se souvient de ces deux Anglaises, Miss Moberly et Miss Jourdain, qui ont raconté qu’elles avaient remonté le temps au détour d’une allée de Trianon. Versailles est un palais magique, une machine à spectres: les tables volent, les Chinois payent, les fantômes bavardent. Pas étonnant que les meubles d’époque ressuscitent. De l’autre côté de la balustrade, une foule de courtisans et de dames en robes à paniers s’incline. Celle qui est debout devant le grand lit la bouscule. C’est bien elle, souveraine, riant jaune, en robe de mousseline blanche à volants retenus par des rubans bleus.

8.

Marie-Antoinette apparaît en personne et donne son avis

Château de Versailles, chambre de la Reine, fin de la même matinée

«Quelle importunité, mon frère, dans ce pays-ci je dois me mettre toute nue devant mes femmes en attendant que la première dame me passe la chemise! Elle me laisserait mourir de froid. Je ne leur cache rien de mon anatomie.

— C’est l’étiquette.

— Et ne me parlez plus de mes dépenses! Ce palais, le grand roi Louis ne l’a-t-il pas fait bâtir pour montrer à tous qu’un monarque doit employer son bien avec largesse? Lui aussi jouait à danser, à faire des fêtes, il menait gros jeu, tout comme moi. Le Roi sait bien que c’est ainsi que nous devons paraître, c’est pour cela qu’il me laisse faire et ne me critique point. C’est vous, mon frère, qui me voyez futile. Louis sait que je l’aide en tenant une part de son rôle tandis qu’il étudie et œuvre au bonheur de ses peuples.

— Mais, ma sœur…»

La porte s’est ouverte à cet instant précis.

«Pauvre cloche!» dit à peu près la Reine en anglais, avec un fort accent texan qu’elle n’avait pas eu jusque-là.

Pénélope et Zoran se figent sous les spots.

«Coupez! Qu’est-ce que c’est que cette bande d’idiots?…

— Pénélope, tu savais qu’il y avait tournage?

— C’est lundi! Pardon, je ne pensais pas arriver en pleine scène.»

Celle qui dirige, casquette de base-ball sur la tête, c’est Nancy Regalado, la fille du John Regalado des films de cow-boys. Les acteurs sont américains, les techniciens français, les costumes cousus en Pologne. Singulière silhouette parmi les habits chamarrés, un laquais en noir n’a pas bougé. Il regarde les intrus sans ciller.