Déjà les copistes reproduisaient à multiples exemplaires la proclamation, et les chevaucheurs sellaient leurs chevaux pour aller la répandre dans toutes les provinces.
Aussitôt les portes de Lyon rouvertes, ces chevaucheurs s’élancèrent, se croisant avec trois courriers retenus depuis le matin en deçà de la Saône. L’un des courriers acheminait une lettre du comte de Valois, par laquelle ce dernier se posait en régent désigné et demandait à Philippe une ratification de bonne forme afin que la désignation devînt effective. « Je suis assuré que vous voudrez aider à ma tâche, pour le bien du royaume, et me donnerez au plus tôt votre agrément, en bon et bien-aimé neveu comme vous l’êtes ».
Le second message venait du duc de Bourgogne, qui réclamait aussi la régence au nom de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre.
Enfin le comte d’Évreux avertissait Philippe de Poitiers que les pairs n’avaient pas été réunis selon les us et coutumes et que la hâte de Charles de Valois à se saisir du gouvernement ne s’appuyait sur aucun texte ni aucune assemblée régulière.
Le comte de Poitiers, au reçu de ces nouvelles, se remit à siéger avec son entourage. Dans ce Conseil ne figuraient pratiquement que des hommes hostiles à la politique suivie depuis dix-huit mois par le Hutin et le comte de Valois. Philippe de Poitiers, connaissant leur mérite et leurs capacités, avait choisi de se les adjoindre dans les difficiles négociations qu’il devait mener avec l’Église. Tel était le connétable, Gaucher de Châtillon, qui ne pardonnait pas la ridicule campagne de l’ost boueux qu’il avait dû conduire en Flandre l’été précédent. Tel était Miles de Noyers, proche parent de Gaucher. Tel encore Raoul de Presles, légiste de Philippe le Bel, que Valois avait fait arrêter en même temps qu’Enguerrand de Marigny et qui devait sa libération et son retour en grâce au comte de Poitiers.
Aucun d’eux ne considérait d’un bon œil les ambitions de Valois ni ne souhaitait non plus que le duc de Bourgogne se mêlât des affaires de la couronne. Ils admiraient la rapidité avec laquelle le jeune prince avait agi et ils plaçaient en lui leurs espoirs.
Poitiers écrivit à Eudes de Bourgogne et à Charles de Valois, sans mentionner leurs lettres et comme s’il ne les avait pas reçues, afin de les informer qu’il se considérait régent par droit naturel et qu’il réunirait l’assemblée des pairs, afin de sanctionner cette situation, aussitôt qu’il lui serait possible.
En même temps, il désignait des commissaires pour aller dans les principaux centres du royaume prendre possession du commandement en son nom. Ainsi partirent, dans la journée, plusieurs de ses chevaliers, comme Regnault de Lor, Thomas de Marfontaine et Guillaume Courteheuse. Il garda auprès de lui Anseau de Joinville, le fils du vieux sénéchal, et Henry de Sully.
Tandis que le glas sonnait à tous les clochers, Philippe de Poitiers conféra seul à seul avec Gaucher de Châtillon. Par droit, le connétable de France siégeait à toutes les assemblées du gouvernement, Chambre des Pairs, Grand Conseil, Conseil étroit. Philippe demanda donc à Gaucher de se rendre à Paris pour le représenter et s’opposer jusqu’à sa propre arrivée aux entreprises de Charles de Valois, le connétable d’autre part, s’assurerait d’avoir bien en main les troupes à solde de la capitale, et particulièrement le corps des arbalétriers.
Car le nouveau régent, à la surprise d’abord, puis à l’approbation de ses conseillers, avait résolu de demeurer provisoirement à Lyon.
— Nous ne devons pas nous détourner des tâches en cours, déclara-t-il. Le plus important pour le royaume est d’avoir un pape, et nous serons d’autant plus forts quand nous l’aurons fait.
Et il pressa la signature du contrat de fiançailles entre sa fille et le dauphiniet. L’affaire, à première vue, n’avait aucun rapport avec l’élection pontificale. Mais pour Philippe l’alliance avec le dauphin de Viennois qui régnait sur tous les territoires au sud de Lyon, était une pièce de son jeu. Les cardinaux, s’il leur prenait désir de lui échapper, ne pourraient pas se réfugier de ce côté-là, il leur coupait la route d’Italie. En outre, ces fiançailles consolidaient sa position de régent, le dauphin se rangeait dans son camp.
Le contrat, en raison du deuil, fut signé sans fêtes, dans les jours qui suivirent.
Parallèlement, Philippe de Poitiers s’aboucha avec le plus puissant baron de la région, le comte de Forez, beau-frère d’ailleurs du dauphin, et qui, par ses possessions, commandait la rive droite du Rhône.
Jean de Forez avait fait les campagnes de Flandre, représenté plusieurs fois Philippe le Bel à la cour papale, et très utilement travaillé pour le rattachement de Lyon à la France. Le comte de Poitiers, du moment qu’il reprenait la politique paternelle, savait pouvoir compter sur lui.
Le 16 juin, le comte de Forez accomplit un geste hautement spectaculaire. Il prêta hommage solennel à Philippe, comme au seigneur de tous les seigneurs de France, le reconnaissant ainsi détenteur de l’autorité royale.
Le lendemain, le comte Bermond de la Voulte, dont le fief de Pierregourde se trouvait dans la sénéchaussée de Lyon, plaça ses mains dans les mains du comte de Poitiers et lui fit serment dans les mêmes conditions.
Au comte de Forez, Poitiers demanda de tenir prêts, discrètement, sept cents hommes d’armes. Les cardinaux, désormais, ne bougeraient plus de la ville.
Mais de là à obtenir une élection, il y avait encore loin. Les tractations piétinaient. Les Italiens, sentant que le régent était pressé de regagner Paris, raidissaient leurs positions. « Il se lassera le premier », disaient-ils. Peu leur importait l’état d’anarchie tragique où sombraient les affaires de l’Église.
Philippe de Poitiers eut plusieurs entrevues avec le cardinal Duèze qui lui semblait l’esprit le plus vif du conclave, le plus imaginatif, et, décidément, le plus souhaitable administrateur de la chrétienté dans le difficile moment où l’on se trouvait.
— L’hérésie refleurit un peu partout, disait le cardinal de sa voix fêlée. Et comment en serait-il autrement, avec l’exemple que nous donnons ? Le démon profite de nos discordes pour semer son ivraie. Mais c’est dans le diocèse de Toulouse surtout qu’elle pousse dru. Vieille terre de rébellion et de mauvais rêves. Il conviendrait que le prochain pape cassât ce trop gros diocèse, malaisé à gouverner, en cinq évêchés, chacun remis en main ferme.
— Ceci, répondait le comte de Poitiers, amènerait à créer nombre de bénéfices dont notre Trésor aurait à percevoir les annates.
— Mais bien sûr, Monseigneur.
Les annates étaient une taxe royale portant sur les bénéfices ecclésiastiques nouveaux et qui consistait en la perception des revenus de la première année. Or l’absence de pape empêchait de procéder à ces créations de bénéfices. Et le Trésor s’en ressentait d’autant plus durement que le clergé en général, profitant de ce qu’il n’avait pas de chef, inventait toutes sortes de prétextes à ne pas acquitter les arrérages d’impôts.
En fait, lorsque Philippe de Poitiers et Jacques Duèze envisageaient l’avenir, l’un comme régent, l’autre comme éventuel pontife, leurs premiers soucis concernaient les finances.
À la mort de Philippe le Bel, la trésorerie française était gênée, mais non obérée ; en dix-huit mois, par l’expédition de Flandre, la sédition d’Artois, les privilèges consentis aux ligues baronniales, Louis X et Valois avaient réussi à endetter le royaume pour plusieurs années.
Le trésor pontifical, après deux ans de conclave errant, ne montrait pas un meilleur état, et si les cardinaux se vendaient si cher aux princes de ce monde, c’est qu’ils n’avaient plus, pour nombre d’entre eux, d’autres moyens de subsistance que le négoce de leur voix.