— Les amendes, Monseigneur, les amendes, conseilla Duèze au jeune régent. Frappez d’amendes ceux qui auront méfait, et plus ils seront riches, plus fortement vous les frappez. Si celui qui manque à la loi possède vingt livres, exigez qu’il en verse une. Mais s’il en possède mille, prenez-lui-en cinq cents, et s’il est riche de cent mille, ôtez-lui tout. Vous y trouverez trois avantages : d’abord le rapport sera plus gros, ensuite le malfaiteur, privé de sa puissance, n’en pourra plus faire abus, enfin les pauvres, qui sont le grand nombre, seront de votre côté et auront confiance en votre justice.
Philippe de Poitiers sourit.
— Ce que vous préconisez là fort sagement, Monseigneur, peut convenir à la justice royale qui agit par bras temporel, répondit-il. Mais pour restaurer les finances de l’Église, je ne vois guère…
— Les amendes, les amendes, répéta Duèze. Mettons impôt sur les péchés, ce sera source intarissable. L’homme est pécheur par nature, mais plus disposé à faire pénitence de cœur qu’à faire pénitence de bourse. Il éprouvera plus vivement le regret de ses fautes et hésitera davantage à retomber dans ses errements si une taxe accompagne nos absolutions. Qui tient à s’amender doit acquitter amende.
« Est-ce plaisanterie ? » pensa Poitiers qui n’était pas complètement accoutumé à l’inventive syllogistique du cardinal.
— Et quels péchés voudriez-vous taxer, Monseigneur ? demanda-t-il.
— D’abord ceux qui se commettent dans le cierge. Commençons par nous réformer nous-mêmes avant d’entreprendre de réformer autrui. Notre sainte Mère est trop tolérante aux manquements et abus. Ainsi l’on sait que clergie ou prêtrise ne peuvent être conférées à des hommes estropiés ou difformes. Or, je voyais l’autre jour un certain prêtre Pierre, qui est auprès du cardinal Caëtani, et qui a deux pouces à la main gauche.
« Petite perfidie envers notre vieil ennemi », se dit Poitiers.
— En vérité, poursuivit Duèze, les boiteux, manchots, eunuques qui cachent leur disgrâce sous un froc et touchent bénéfices d’Église, sont légion. Allons-nous les chasser de notre sein, ce qui, sans effacer leur faute, n’aurait pour résultat que de les réduire à misère et désespoir, et sans doute les pousserait à rejoindre les hérétiques de Toulouse ou autres confréries de spirituels ? Permettons-leur plutôt de se racheter ; or, qui dit rachat dit paiement.
Le vieux prélat était parfaitement sérieux. Son imagination, au cours de ses dernières nuits de veille, avait échafaudé tout un système fort précis, sur lequel il préparait un mémoire et qu’il soumettrait, disait-il modestement, au prochain pape.
Il s’agissait de l’institution d’une Sainte Pénitencerie, sorte de chancellerie du péché qui délivrerait les bulles d’absolution moyennant des taxes d’enregistrement perçues au profit du Saint-Siège. Les prêtres estropiés pourraient obtenir quittance à raison de quelques livres par doigt manquant, le double pour un œil perdu, autant pour l’absence d’une ou deux génitoires. Celui qui se serait amputé lui-même de sa virilité devrait payer un prix plus fort. Des malfaçons ou accidents physiques, Duèze passait aux irrégularités morales. Les bâtards qui avaient caché leur situation de naissance en recevant les ordres, les clercs qui avaient pris la tonsure bien qu’étant mariés, ceux qui se mariaient secrètement après l’ordination, ceux qui vivaient non mariés en ménage de femme, ceux qui étaient bigames, ou incestueux, ou sodomites, tous étaient imposés proportionnellement à leur faute. Les nonnes qui auraient paillardé avec plusieurs hommes au-dedans comme au-dehors de leur couvent seraient soumises à une réhabilitation particulièrement coûteuse.[6]
— Si l’institution de cette Pénitencerie, déclara Duèze, ne fait pas rentrer deux cent mille livres la première année, je veux bien…
Il allait dire « je veux bien être brûlé » mais s’arrêta à temps.
Poitiers pensait « Au moins, s’il est élu, je n’aurai pas de souci pour les finances papales. »
Mais, malgré toutes les manœuvres de Duèze et malgré l’appui que Poitiers leur donnait, le conclave continuait à marquer le pas.
Or, les nouvelles de Paris étaient mauvaises. Gaucher de Châtillon, faisant front avec le comte d’Évreux et Mahaut d’Artois, s’efforçait de limiter les ambitions de Charles de Valois. Celui-ci néanmoins habitait au palais de la Cité, où il gardait la reine Clémence sous sa tutelle, il administrait les affaires à sa guise, et expédiait dans les provinces des instructions contraires à celles que Poitiers envoyait de Lyon. D’autre part, le duc de Bourgogne, soutenu par les vassaux de son immense duché, était arrivé à Paris le 16 juin, onze jours après la mort de Louis X, pour y faire reconnaître ses droits. La France avait donc trois régents. Cette situation ne pouvait durer longtemps, et Gaucher engageait instamment Philippe à regagner Paris.
Le 27 juin, après un conseil restreint auquel assistèrent les comtes de Forez et de la Voulte, le jeune prince décida de se mettre en route, et commanda de rassembler le train de bagages de son escorte. En même temps, s’avisant qu’aucun service solennel n’avait encore été célébré pour le repos de l’âme de son frère, il ordonna que de grandes messes fussent dites le lendemain, avant son départ, en chaque paroisse de la ville. Tous les gens de haut et de bas clergé étaient tenus d’y assister, pour s’associer aux prières du régent. Les cardinaux, surtout les cardinaux italiens, exultaient ; Philippe de Poitiers quittait Lyon sans les avoir fléchis.
— Il déguise sa fuite sous les pompes du deuil, disait Caëtani, mais il s’en va quand même, ce maudit ! Avant un mois, je vous l’affirme, nous serons de retour à Rome.
V
LES PORTES DU CONCLAVE
Les cardinaux sont personnages d’importance et qui ne sauraient être confondus avec le menu fretin du clergé. Le comte de Poitiers leur fit réserver, pour le service funèbre à la mémoire de Louis X, l’église du couvent des Frères Prêcheurs, dit église des Jacobins, la plus belle, la plus vaste, après la primatiale Saint-Jean, et aussi la mieux fortifiée.[7] Les cardinaux ne virent dans ce choix qu’un convenable hommage rendu à leur dignité. Aucun ne manqua la cérémonie.
Bien qu’ils ne fussent que vingt-quatre l’église était pleine, car chaque cardinal avait voulu arriver pompeusement escorté de toute sa maison, chapelain, secrétaire, trésorier, clercs, damoiseaux, valets, porteurs de traîne et de flambeaux ; une foule d’un demi-millier de personnes, au total, se tenait entre les lourds piliers blancs.
Rarement messe funéraire fut suivie avec si peu de recueillement. Pour la première fois depuis bien des mois les cardinaux, qui vivaient par coteries en des résidences séparées, se retrouvaient tous ensemble. Certains ne s’étaient pas rencontrés depuis près de deux ans. Ils s’observaient les uns les autres, s’étudiaient, s’épiaient.
— Avez-vous vu ? chuchotait-on. Orsini vient de saluer Frédol le cadet… Stefaneschi s’est entretenu tout un moment avec Mandagout ; se rapprocherait-il des Provençaux ?… Oh ! Duèze a bien petite mine ; le voilà fort envieilli…
En effet, Jacques Duèze, dont la légère et sautillante démarche surprenait habituellement chez un homme d’un tel âge, avançait ce jour-là d’un pas lent, traînant, et répondait vaguement aux saluts, d’un air de lassitude et d’épuisement.
Guccio Baglioni, en tenue de damoiseau, faisait partie de sa suite. Il était censé ne parler qu’italien et venir directement de Sienne.
6
L’Église romaine n’a jamais, comme ses adversaires l’ont souvent prétendu, vendu d’absolution. Mais elle a, ce qui est tout différent, fait payer aux coupables le prix des bulles qui leur étaient délivrées pour attester qu’ils avaient reçu l’absolution de leur faute.
Ces bulles étaient nécessaires lorsque, le délit ou le crime ayant été publics, il fallait fournir preuve d’avoir été absous pour être de nouveau admis aux sacrements.
Le même principe était appliqué en droit civil pour les lettres de grâce et de rémission accordées par le roi et dont l’inscription aux registres donnait lieu à la perception d’une taxe. La coutume en remontait aux Francs, avant même leur conversion au christianisme.
Jacques Duèze (Jean XXII), par son livre des taxes et par l’institution de la Sainte Pénitencerie, devait codifier et généraliser cet usage pour l’Église, dont il restaura de la sorte les finances.
Les membres du clergé n’étaient pas seuls astreints à ces bulles ; des taxes étaient également prévues pour les laïcs. Les tarifs étaient calculés en « gros », monnaie qui valait environ six livres.
Ainsi le parricide, le fratricide ou le meurtre d’un parent, entre laïcs, étaient taxés entre cinq et sept gros, de même que l’inceste, le viol d’une vierge, ou le vol d’objets sacrés. Le mari qui avait battu sa femme ou l’avait fait avorter était astreint à verser six gros, et sept si l’épouse avait eu les cheveux arrachés. La plus forte amende, soit vingt-sept gros, frappait la falsification des lettres apostoliques, c’est-à-dire de la signature du pape.
Les taux montèrent avec le temps, parallèlement à la dévaluation de la monnaie.
Mais encore une fois, il ne s’agissait pas de l’achat de l’absolution ; il s’agissait d’un droit d’enregistrement pour la fourniture de preuves authentiques.
Les innombrables pamphlets consacrés à cette question et qui circulèrent à partir de la Réforme, pour discréditer l’Église romaine, se sont tous appuyés sur cette confusion volontaire.
7
Les
Le couvent de Lyon où se tint le conclave de 1316 avait été édifié en 1236 sur des terrains situés derrière la maison des Templiers. L’ensemble du monastère s’étendait de l’actuelle place des Jacobins jusqu’à la place Bellecour.