« Peut-être aurais-je mieux fait, se disait Guccio, de m’aller placer sous la protection du comte de Poitiers. Car aujourd’hui sans doute je repartirais avec lui pour Paris, et je pourrais m’enquérir de Marie dont je suis sans nouvelles depuis tant de jours. Tandis que me voici dépendre en tout de ce vieux renard, à qui j’ai promis que mon oncle lui consentirait un prêt, et qui ne fera rien pour mon sort avant que l’argent ne soit arrivé. Or mon oncle ne me répond pas. Et l’on dit que Paris est tout bouleversé… Marie, Marie, ma belle Marie !… Ne va-t-elle pas se croire abandonnée de moi ? Peut-être me hait-elle à présent ? Qu’en ont-ils fait ? »
Il imaginait Marie séquestrée par ses frères, à Cressay, ou dans quelque couvent pour filles repenties. « Si une semaine s’écoule encore ainsi, je m’enfuirai à Paris. »
Ayant gagné sa place, dans les stalles du chœur, Duèze, tassé sur lui-même, surveillait discrètement ses voisins et parfois tournait un visage accablé vers le fond de l’église. À deux stalles de Duèze, Francesco Caëtani, la face maigre tranchée d’un long nez busqué, et les cheveux s’envolant comme des flammes blanches autour de sa calotte rouge, ne cachait pas sa joie ; et ses regards, qui allaient du catafalque aux gens de sa suite, étaient des regards de victoire. « Voici, Messeigneurs, paraissait-il dire à la ronde, ce qui survient quand on s’attire la colère des Caëtani, qui étaient déjà puissants du temps de Jules César. Le Ciel veille à nous venger. »
Les Colonna, au lourd menton rond partagé d’une fossette verticale, et semblables à deux guerriers déguisés en prélats, le toisaient avec une hostilité manifeste.
Dans l’ordonnance de la cérémonie, le comte de Poitiers n’avait pas lésiné sur le nombre des chantres. Ils étaient une bonne centaine soutenus par les orgues dont quatre hommes maniaient à pleins bras les soufflets. Une musique tonnante, royale, roulait sous les voûtes, saturait l’air de vibrations, enveloppait la foule. Les petits clercs pouvaient impunément bavarder entre eux, et les damoiseaux ricaner en se moquant de leurs maîtres. Il était impossible d’entendre ce qui se disait à trois pas, et moins encore ce qui se passait aux portes.
Le service s’acheva ; les orgues et les chantres se turent ; les vantaux du grand portail s’ouvrirent. Mais aucune lumière ne pénétra dans l’église.
Il y eut un instant de saisissement, comme si quelque miracle avait, pendant la cérémonie, obscurci le soleil ; et puis les cardinaux comprirent, et des clameurs furieuses s’élevèrent. Un mur tout frais bouchait le portail ; le comte de Poitiers avait fait, pendant la messe, maçonner les issues. Les cardinaux étaient prisonniers.
Un mouvement panique brassa l’assistance ; prélats, chanoines, prêtres, valets, toute dignité ou révérence oubliées, se mêlèrent, se bousculèrent, coururent et refluèrent comme rats pris en nasse. Des damoiseaux, grimpant sur les épaules les uns des autres, s’étaient hissés aux vitraux et annonçaient :
— L’église est cernée par des hommes d’armes !
Les cardinaux criaient.
— Qu’allons-nous faire ? Le régent nous a joués.
— Voilà pourquoi il nous gratifiait de si forte musique !
— C’est atteinte portée à l’Église.
— Il faut l’excommunier.
— Il est bien temps ! On va nous massacrer.
Déjà, les deux Colonna et les gens de leur parti s’étaient armés de lourds chandeliers de bronze, de bancs et de bâtons de procession, décidés à vendre chèrement leur existence, tandis qu’autour du baptistère, quelques cardinaux des divers partis se prenaient de bec.
— Colpa vostra, colpa vostra C’est votre faute, c’est votre faute, criait un italien désignant les Français. Si vous aviez refusé comme nous de venir à Lyon ! Nous savions bien qu’il nous y serait fait un mauvais coup.
— Si vous aviez élu l’un des nôtres, nous ne serions pas là à cette heure, répliquait un Gascon. La faute est à vous, mauvais chrétiens !
Une seule porte n’était pas entièrement murée, on y avait laissé un passage pour un homme. Mais cette étroite ouverture se hérissait d’un buisson de piques tenues par des gantelets de fer. Les piques se relevèrent, et le comte de Forez, en armure, suivi de Bermond de la Voulte et de quelques autres cuirasses, pénétra dans l’église. Une explosion d’injures l’accueillit.
Les bras croisés sur la garde de son épée, le comte de Forez attendit que l’agitation se fût calmée. C’était un homme puissant, courageux, insensible aux menaces comme aux supplications. L’exemple de désunion, de vénalité, d’intrigue, que les cardinaux donnaient depuis deux ans le heurtait profondément, et il approuvait pleinement le comte de Poitiers de vouloir mettre terme à ce scandale. Son rude visage creusé de rides apparaissait par l’ouverture du heaume.
Quand les cardinaux et leurs gens se furent bien égosillés, sa voix s’éleva, nette, martelée, se propageant par-dessus les têtes jusqu’au fond de la nef.
— Messeigneurs, je suis ici d’ordre du régent de France, pour vous notifier de bien vouloir désormais vous adonner uniquement à l’élection d’un pape, et de même vous faire connaître que vous ne sortirez pas avant que ce pape soit élu. Chacun des cardinaux ne gardera auprès de lui qu’un chapelain et deux damoiseaux ou clercs de son choix, pour son service. Tous autres se peuvent retirer.
Cette proclamation souleva une indignation unanime.
— C’est félonie ! s’écria le cardinal de Pélagrue. Le comte de Poitiers nous avait fait serment que nous n’aurions même pas à entrer en clôture et c’est à ce prix que nous avons accepté de le rejoindre à Lyon.
— Le comte de Poitiers, répondit Jean de Forez, engageait alors la parole du roi de France. Mais le roi de France n’est plus, et c’est la parole du régent qu’aujourd’hui je vous porte.
La fureur, à présent, unissait les représentants des trois partis dont les invectives se mêlaient, en provençal, en italien et en français. Le cardinal Duèze s’était effondré dans un confessionnal, la main sur le cœur, comme si son vieil âge ne pouvait supporter un tel coup, et il feignait de s’associer aux protestations par des murmures inaudibles. Le cardinal d’Albano, Arnaud d’Auch, celui-là même qui était venu naguère à Paris prononcer la condamnation des Templiers, s’avança vers le comte de Forez et lui déclara d’un ton menaçant :
— Messire, un pape ne se peut élire en de telles conditions, car vous violez la constitution de Grégoire X qui oblige le conclave à se réunir en ville où le pape est mort.
— Vous vous y trouviez, Monseigneur, voici deux ans, et vous êtes égaillés sans avoir élu de pape, ce qui contrevenait à la constitution. Mais si vous souhaitez d’aventure être reconduits à Carpentras, nous vous y ferons mener sous bonne escorte, en chars fermés.
— Nous ne devons point siéger sous menace de la force !
— C’est pourquoi sept cents hommes d’armes, Monseigneur, sont dehors, à votre garde, fournis par les autorités de la ville afin d’assurer votre protection et votre isolement ainsi qu’il est prescrit par la constitution. Le sire de La Voulte, que voici, et qui est de Lyon, est chargé d’y veiller. Messire le régent vous fait savoir également que si, au troisième jour, vous n’êtes pas parvenus à vous mettre d’accord, vous ne recevrez à manger qu’un seul plat de la journée et, à partir du neuvième, n’aurez plus que le pain et l’eau comme cela est dit également dans la constitution de Grégoire. Et qu’enfin, si la lumière ne vous vient point par le jeûne, il fera détruire la toiture, pour vous mettre mieux à même de la recevoir du Ciel.
Bérenger Frédol l’aîné intervint.