— Messire, c’est vous charger d’homicide que nous soumettre à un tel traitement, car il en est parmi nous qui ne le sauront supporter… Voyez Monseigneur Duèze déjà tout écroulé et qui aurait besoin de soins.
— Ah ! certes, ah ! certes, dit faiblement Duèze, je ne le pourrai supporter.
— Nous voyons bien que nous avons affaire à des bêtes puantes et féroces, cria Caëtani, mais sachez, messire, qu’au lieu de faire un pape, nous allons vous excommunier, vous et votre parjure.
— Si vous tenez séance d’excommunication, Monseigneur Caëtani, répondit calmement le comte de Forez, le régent pourrait alors fournir au conclave le nom de certains envoûteurs et sorciers qu’il conviendrait de placer en tête de fournée.
— Je ne vois point, dit Caëtani battant aussitôt en retraite, je ne vois point ce que la sorcellerie vient faire en ceci, puisque c’est du pape que nous devons nous occuper.
— Eh ! Monseigneur, nous nous entendons bien ; veuillez donc renvoyer les gens qui vous sont inutiles, car il ne saurait y avoir assez de vivres pour en nourrir autant.
Les cardinaux comprirent que toute résistance serait vaine et que cette cuirasse, qui leur transmettait d’une voix tranchante les ordres du comte de Poitiers, ne fléchirait pas. Déjà, derrière Jean de Forez, les hommes d’armes commençaient à entrer un par un, pique en main, et à se déployer dans le fond de l’église.
— Nous jouerons de ruse si nous ne pouvons jouer de force, dit à mi-voix Caëtani aux Italiens. Feignons de nous soumettre, puisque pour l’heure nous ne pouvons rien d’autre.
Chacun choisit dans sa suite ses trois meilleurs serviteurs, ceux qu’il pensait les plus fidèles, ou les plus habiles, ou les plus aptes à lui apporter service de corps dans les difficiles conditions matérielles où tous allaient se trouver. Caëtani garda auprès de lui le clerc Andrieu, le frère Bost et le prêtre Pierre, c’est-à-dire les hommes qui avaient trempé dans l’envoûtement de Louis X ; il préférait les voir enfermés avec lui que risquant de parler pour argent ou sous la torture. Les Colonna retinrent à leurs côtés quatre damoiseaux qui avaient des poings d’assommeurs de bœufs.
Porte-torches, porte-traînes, clercs et chanoines qui n’étaient pas désignés sortaient, un par un, devant la haie des hommes d’armes. Leurs maîtres, au passage, leur soufflaient des recommandations :
— Faites avertir mon frère l’évêque… Écrivez en mon nom à mon cousin… Partez sur-le-champ pour Rome…
Au moment où Guccio Baglioni se disposait à prendre la file des sortants, Jacques Duèze étendit sa maigre main hors du confessionnal où il gisait effondré, et saisit le jeune Italien par la cotte, en murmurant :
— Restez, petit, restez auprès de moi. Je suis sûr que vous me serez secourable.
Duèze savait que les puissances d’argent ne sont, en aucune circonstance, négligeables, et il pensait avoir intérêt à conserver auprès de lui un représentant des banques lombardes.
Une heure plus tard, il ne demeurait dans l’église des Jacobins que quatre-vingt-seize hommes, destinés à y rester aussi longtemps que vingt-quatre d’entre eux ne se seraient mis d’accord pour en choisir un seul. Les gens d’armes, avant de se retirer, jetèrent des brassées de paille pour former la couche, à même la pierre, des plus hauts prélats de ce monde, et ils apportèrent quelques bassins ainsi que de grandes jarres pleines d’eau. Puis les maçons, sous l’œil du comte de Forez, achevèrent de murer la dernière issue, ne laissant d’autre ouverture qu’une petite baie carrée, une lucarne suffisante pour le passage des plats, insuffisante pour le passage d’un homme. Tout autour de l’église les soldats avaient repris leur faction, disposés de trois toises en trois toises, sur deux rangs, un rang adossé au mur et regardant vers la ville, un rang tourné vers l’église et regardant les vitraux.
Vers midi, le comte de Poitiers se mit en route pour Paris. Il emmenait dans sa suite le dauphin de Viennois et le petit dauphiniet, lequel vivrait désormais à la cour de France afin de s’y familiariser avec sa fiancée de cinq ans.
À cette heure-là, les cardinaux reçurent leur premier repas ; comme c’était jour maigre, ils n’eurent pas de viande.
VI
DE NEAUPHLE À SAINT-MARCEL
Un matin du début de juillet, bien avant l’aube, Jean de Cressay entra dans la chambre de sa sœur. Le jeune homme tenait une chandelle qui fumait, il s’était lavé la barbe et portait sa meilleure cotte de cheval.
— Lève-toi, Marie, dit-il. Tu pars ce matin. Pierre et moi, nous allons te conduire.
La jeune fille se dressa sur son lit.
— Partir… Comment cela ? C’est ce matin que je dois partir ?
L’esprit embrumé de sommeil, elle regardait son frère, de ses grands yeux bleu sombre, fixement, sans comprendre. Machinalement, elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux épais et soyeux ou passaient des reflets dorés.
Jean de Cressay contemplait sans plaisir la beauté de sa sœur, comme si cette beauté eût été l’image même du péché.
— Fais un paquet de tes hardes, car tu ne reviendras pas ici de sitôt.
— Mais où me conduisez-vous ? demanda Marie.
— Tu le verras.
— Mais hier ? Pourquoi ne m’en avoir rien dit hier ?
— Pour te donner le temps de nous jouer encore un tour de ta façon ? Allons, hâte-toi, je veux être en chemin avant que nos serfs nous voient. Tu nous as couverts d’assez de honte, point n’est besoin qu’ils jasent davantage.
Marie ne répondit pas. Depuis un mois, sa famille ne la traitait pas d’autre manière, ni ne s’adressait à elle sur un autre ton. Elle se leva, un peu alourdie par sa grossesse dont le poids, si modéré qu’il fût encore, la surprenait toujours au saut du lit. À la lueur de la chandelle laissée par Jean, elle se prépara, se passa de l’eau sur le visage et la poitrine, noua rapidement ses cheveux, elle s’aperçut que ses mains tremblaient. Où l’emmenait-on ? Dans quel couvent ? Elle mit à son cou le reliquaire d’or que Guccio lui avait donné et qui venait, lui avait-il dit, de la reine Clémence. « Jusqu’à ce jour, ces reliques m’ont bien peu protégée, pensa-t-elle. Les ai-je mal priées ? » Elle plia ensemble une robe de dessus, quelques robes de dessous, un surcot et des toiles pour se laver.
— Tu te couvriras de ta cape à grand chaperon, lui lança Jean qui rentra un instant dans la chambre.
— Mais je vais périr de chaleur ! dit Marie. C’est une vêture d’hiver.
— Notre mère veut que tu chemines le visage caché. Obéis et hâte-toi.
Dans la cour, le second frère, Pierre, sellait lui-même les deux chevaux.
Marie savait bien que ce jour devait arriver ; dans un sens, quelque angoisse qu’elle eût au cœur, elle ne souffrait pas tellement, elle en était presque à souhaiter ce départ. La tristesse d’un couvent lui paraissait chose plus supportable que les griefs et les reproches journellement ressassés. Au moins y serait-elle seule avec son malheur. Elle n’aurait plus à subir les fureurs de sa mère, alitée depuis que le drame avait éclaté, et qui maudissait sa fille chaque fois que celle-ci lui portait une tisane. La grosse châtelaine était alors prise d’étouffements, et l’on devait appeler d’urgence le barbier de Neauphle pour qu’il lui tirât une pinte de sang noir. Cela faisait six fois en moins de deux semaines que l’on saignait dame Eliabel, et il ne paraissait pas que ce traitement accélérât son retour à la santé.
Marie était traitée par ses deux frères, par Jean surtout, comme une criminelle. Ah ! certes ! plutôt le cloître, mille fois. Mais au fond d’une clôture pourrait-elle jamais avoir des nouvelles de Guccio ? C’était là son obsession, sa véritable crainte du sort qui l’attendait. Ses méchants frères lui affirmaient que Guccio avait fui à l’étranger.