« Ils ne veulent point me l’avouer, se disait-elle, mais ils l’ont fait mettre en cachot. Il n’est pas possible qu’il m’ait abandonnée ! Ou bien alors, il est revenu dans le pays, pour me sauver, et c’est pourquoi mes frères mettent tant de hâte à m’emmener, et après cela, ils vont le tuer. Ah ! que ne me suis-je pas sauvée avec lui ! »
Son imagination lui représentait toutes les formes possibles de catastrophes. Elle en venait par instants à souhaiter que Guccio se fût réellement enfui, la laissant à son mauvais sort. Privée d’aucun conseil et même d’aucune compassion, elle n’avait d’autre compagnie que celle de son enfant à naître, or cette existence-là ne lui était que de petit secours, sinon pour le courage qu’elle lui inspirait.
À l’instant de partir, Marie de Cressay demanda si elle pouvait dire adieu à sa mère. Pierre entra dans la chambre de dame Eliabel. Aux cris poussés par la veuve, à qui les saignées n’avaient pas encore ôté toute la voix, Marie comprit l’inutile de sa démarche.
— Elle m’a répondu qu’elle n’avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant.
Et Marie pensa une fois de plus. « J’aurais mieux fait de m’enfuir avec Guccio. Tout cela est ma faute, je devais le suivre. »
Les deux frères enfourchèrent leurs montures et Jean de Cressay prit sa sœur en croupe, parce que son cheval était le meilleur, ou plutôt le moins mauvais des deux. Pierre chevauchait le bidet cornard sur lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si belle entrée dans la capitale.
Marie jeta un dernier regard au petit manoir dont les toits, sous la demi-lueur d’une aube encore mal assurée, s’estompaient comme dans la grisaille, déjà, du souvenir. Tous les instants de sa vie, depuis qu’elle avait ouvert les yeux, étaient inscrits entre ces murs et dans ce paysage : ses jeux de petite fille, la surprenante découverte de soi-même et du monde que chaque être fait à son tour, journée après journée… l’infinie diversité des herbes dans un champ, l’étrange forme des fleurs et la poudre merveilleuse qu’elles portent dans leur cœur, la douceur du duvet au ventre des petits canards, les jeux du soleil sur l’aile des libellules. Elle laissait là toutes les heures passées à se regarder grandir, à s’écouter rêver, toutes les époques de son visage qu’elle avait si souvent miré dans l’eau transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement de vivre qu’elle ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu de la prairie, en cherchant des présages dans la forme des nuages et en imaginant Dieu présent dans le fond du ciel.
— Abaisse ton chaperon, lui ordonna son frère Jean.
Dès la rivière franchie, il fit prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre, aussitôt, se mit à corner.
— Jean, n’allons-nous pas un peu vite ? dit Pierre en désignant Marie d’un mouvement de tête.
— Bah ! La mauvaise graine est toujours solidement plantée, répondit l’aîné comme s’il souhaitait méchamment un accident.
Mais ses espoirs furent déçus. Marie était une fille robuste et faite pour la maternité. Elle parcourut les dix lieues de Neauphle à Paris sans donner signe de malaise. Simplement, elle avait les reins moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas. De Paris elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et le bas des maisons. Que de jambes ! Que de souliers ! Ce qui la surprenait, c’était le bruit, l’immense bourdonnement de la ville, les voix des crieurs, des vendeurs de toutes denrées, les bruits des métiers. En certains endroits, la foule était si dense que les montures avaient peine à se frayer passage. Des passants heurtaient du coude ou de l’épaule les pieds de Marie. Enfin, les chevaux s’arrêtèrent. On fit descendre la jeune fille qui se sentait lasse et poussiéreuse. Seulement alors, elle fut autorisée à relever sa chape.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle en contemplant avec surprise la cour d’une belle demeure.
— Chez l’oncle de ton Lombard, répondit Jean de Cressay.
Quelques instants plus tard, un œil fermé, l’autre ouvert, messer Tolomei regardait les trois enfants du feu sire de Cressay assis en rang devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur sœur à côté, un peu en retrait, tête baissée.
— Comprenez, messer Tolomei, disait Jean, que vous nous avez fait une promesse.
— Certes, certes, répondait Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n’en doutez pas.
— Mais comprenez qu’il faut la tenir vite. Comprenez qu’après le bruit fait autour de cette honte, notre sœur ne peut davantage demeurer avec nous. Comprenez que nous n’osons plus paraître dans les maisons d’alentour, que nos serfs eux-mêmes se moquent de nous, et que ce sera bien pire encore quand le péché de notre sœur va s’arrondir.
Tolomei avait une réponse sur le bout des lèvres « Mais, mes garçons, c’est vous qui avez causé tout ce bruit ! Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux contre Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par crieur public. »
— Et puis notre mère ne se remet point de ce malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d’elle lui fait recroître la colère au point que nous craignons qu’elle n’en crève. Comprenez.
« C’est la manie des sots que de vous sommer de comprendre. Bah ! Quand il aura la langue sèche, il s’arrêtera ! Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le banquier, c’est que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle fille. Je lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu’elle est entrée j’ai changé d’avis, et si mon âge permettait que pareille chose m’arrivât encore, je me serais sans doute conduit plus follement que lui. Les beaux yeux, les beaux cheveux, la belle peau un vrai fruit de printemps ! Et comme elle semble supporter son malheur avec courage ! Car après tout, les deux autres crient tempêtent, font les importants, mais c’est bien pour elle, la pauvre enfant, que la peine est la plus grande ! Elle a sûrement une bonne âme. Quelle pitié pour elle d’être née sous le toit de ces deux niais, et comme j’aurais aimé que Guccio pût l’épouser au grand jour, qu’elle vécût ici, et que ma vieillesse se réjouît à la contempler. »
Il ne la quittait pas du regard. Marie levait les yeux sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète de cette observation insistante.
— Comprenez, messer, que votre neveu…
— Oh ! celui-là, je le renie, je l’ai déshérité ! S’il n’avait fui pour l’Italie, je crois que je l’aurais tué de mes doigts. Si je pouvais seulement savoir où il se cache dit Tolomei en se prenant le front d’un air accablé.
À l’abri du petit auvent de ses mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de sa grosse paupière habituellement affaissée. Marie sut alors qu’elle avait un allié ; elle ne put retenir un soupir. Guccio était vivant, Guccio était en lieu sûr, et Tolomei savait où. Que lui importait le cloître maintenant !
Elle n’écoutait plus le discours de son frère Jean. Elle aurait pu d’ailleurs le réciter par cœur. Pierre de Cressay lui-même se taisait, avec un air de vague lassitude. Il se reprochait, sans oser l’avouer, d’avoir cédé lui aussi à une colère absurde. Et il laissait son aîné parler de l’honneur du sang et des lois de chevalerie, pour justifier leur énorme sottise.
Car lorsque les frères Cressay, sortant de leur pauvre petit manoir délabré et de leur cour qui sentait le fumier hiver comme été, voyaient la demeure princière de Tolomei, lorsqu’ils respiraient cet air de richesse, d’abondance, qui flottait dans toute la maison, force leur était de reconnaître que leur sœur, s’ils avaient consenti à ce mariage, n’eût pas été des plus mal loties. Mais si le cadet éprouvait, au fond, quelque remords à l’égard de sa sœur, l’aîné, d’esprit buté, et animé d’un assez bas sentiment de jalousie, pensait « Pourquoi aurait-elle droit, par péché, à tant de richesses alors que nous peinons dans une vie misérable ? »