Marie, elle non plus, n’était pas insensible au luxe qui l’entourait, l’éblouissait, et ne faisait qu’aviver ses regrets.
« Si seulement Guccio avait pu être un petit peu noble, songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l’avions pas été ! Qu’est-ce que cela veut dire, la chevalerie ? Est-ce là une bonne chose, qui peut faire tant souffrir ? Et la richesse n’est-elle pas aussi une sorte de noblesse ? »
— Ne vous inquiétez de rien, mes amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi. C’est le devoir des oncles de réparer les fautes de leurs mauvais neveux. J’ai obtenu, grâce à mes hautes amitiés, que votre sœur soit accueillie au couvent des filles Saint-Marcel. N’êtes-vous pas satisfaits ?
Les deux frères Cressay se regardèrent et hochèrent la tête d’un air approbateur. Le couvent des Clarisses du faubourg Saint-Marcel jouissait d’une grande réputation. N’y entraient que des filles de haut lignage. Parfois même s’y dissimulaient, sous le voile, des bâtardises royales. La hargne de Jean de Cressay tomba d’un seul coup, apaisée par la vanité de caste. Il n’était pas de lieu où un déshonneur se pût racheter avec plus d’honneur. Et quand les petits barons des alentours de Neauphle demanderaient aux Cressay où se trouvait Marie, il ne leur serait pas désagréable de répondre, d’un air détaché « Elle est au couvent des filles Saint-Marcel ».
Mais Tolomei avait dû payer ou promettre gros pour qu’elle y soit admise.
— C’est fort bonne chose, fort bonne, dit Jean. D’ailleurs, l’abbesse est un peu, je crois, notre parente, notre mère nous l’a plus d’une fois citée en exemple.
— Ainsi, tout est au mieux, reprit Tolomei. Je vais conduire votre sœur au comte de Bouville, l’ancien grand chambellan…
Les deux frères s’inclinèrent à nouveau sur leur siège pour marquer leur considération.
— … par qui j’ai obtenu cette faveur, et ce soir, je vous le promets, elle sera confiée à l’abbesse, précisément. Vous pouvez donc repartir avec le calme au cœur, je vous ferai tenir des nouvelles.
Les deux frères n’en demandèrent pas davantage. Ils se débarrassaient de leur sœur, et estimaient avoir assez fait en s’en déchargeant aux soins d’autrui.
— Dieu t’inspire le repentir, dit Jean à Marie, en guise d’adieu.
Il mit beaucoup plus de chaleur à prendre congé de Tolomei.
— Dieu te garde, Marie, dit Pierre, avec émotion.
Il eut un mouvement pour embrasser sa sœur, mais sous le regard sévère de l’aîné, il n’acheva pas son geste.
Et Marie se retrouva seule avec ce gros banquier au teint sombre, à la bouche charnue, à l’œil clos, qui, si étrange que cela lui parût, était son oncle.
Les deux chevaux sortirent de la cour et l’on entendit diminuer le sifflement du bidet cornard, dernière rumeur de Cressay qui s’éloignait de Marie.
— Maintenant, allons à table, mon enfant. Le temps qu’on dîne, on ne pleure pas, dit Tolomei.
Il aida la jeune fille à enlever la cape sous laquelle elle suffoquait, et Marie eut un regard surpris, reconnaissant, car c’était la première marque d’attention ou simplement de courtoisie qu’on avait pour elle depuis des semaines.
« Tiens, une étoffe qui vient de chez moi », se dit Tolomei en voyant la robe dont elle était vêtue.
Le Lombard était négociant en épices d’Orient, en même temps que banquier, aussi les ragoûts ou il plongeait les doigts avec élégance, les viandes qu’il détachait de l’os délicatement par petits morceaux, étaient imprégnés de senteurs exotiques, apéritives. Mais Marie ne montrait guère d’appétit et se servit à peine des plats du premier service.
— Il est à Lyon, lui dit alors Tolomei en soulevant sa paupière gauche. Il n’en peut bouger pour l’heure mais il pense à vous et vous garde toute sa foi.
— Serait-il en prison ? demanda Marie.
— Non, pas précisément. Il est enfermé, mais nullement pour de pénibles raisons et il partage sa captivité avec de si hauts personnages que nous n’avons rien à craindre pour son salut. Tout m’incite à croire qu’il sortira de l’église où il se tient plus important qu’il n’y est entré.
— L’église ? Pourquoi dans une église ?
— Je ne puis vous en dire davantage.
Marie n’insista pas. Guccio reclus dans une église en compagnie de gens si importants qu’on ne pouvait les lui nommer… ce mystère la dépassait. Mais ce qui touchait Guccio était toujours empreint de mystère. La première fois qu’elle l’avait vu, n’arrivait-il pas d’une mission secrète auprès de la reine d’Angleterre ? N’était-il pas revenu à Cressay pour cacher des documents, puis les reprendre ? Et n’avait-il pas eu à courir par deux fois jusqu’à Naples pour le service de la reine Clémence ? N’avait-il pas reçu de celle-ci le reliquaire de saint Jean qu’elle-même, à présent, portait au cou ? Si Guccio était enfermé à cette heure, ce devait être encore pour la cause de quelque reine. Et Marie s’émerveillait que, parmi tant de si puissantes princesses, il continuât de la préférer, elle, pauvre damoiselle de campagne. Guccio vivait, Guccio l’aimait ; il lui suffisait de le savoir pour retrouver de l’agrément à exister ; et elle mordit au plat avec tout l’appétit d’une fille de dix-huit ans qui avait voyagé depuis l’aube.
Tolomei, s’il pouvait s’adresser avec aisance aux plus hauts barons, aux pairs du royaume, aux légistes, aux archevêques, avait depuis longtemps perdu l’habitude de parler aux femmes, surtout à une femme si jeune. Ils échangèrent peu de propos. Le vieux banquier regardait avec ravissement cette nièce qui lui tombait du ciel et qui, d’instant en instant, lui plaisait davantage.
« Quelle pitié, pensait-il, de l’aller mettre au couvent ! Si Guccio ne s’était fait retenir dans le conclave, j’enverrais bien cette belle enfant à Lyon ; mais qu’y deviendrait-elle, seule et sans appui ? Or, les cardinaux, à ce qu’on dit, ne se montrent pas près de céder… Ou bien la garder ici en attendant le retour de mon neveu ? Voilà qui me sourirait. Mais non, je ne le puis ; j’ai demandé à Bouville d’agir en sa faveur ; quelle figure aurais-je maintenant, à négliger la peine qu’il s’est donnée ? Et si l’abbesse en plus est cousine des Cressay, et qu’il vienne à ces nigauds l’idée de lui demander nouvelles… Allons ! Que la tête ne me tourne pas, à moi aussi ! Elle ira au couvent…»
— … mais pas pour toute la vie, dit-il en continuant à haute voix. Il n’est pas question de vous faire prendre le voile. Acceptez sans trop de plainte ces quelques mois parmi les nonnes. Je vous promets, quand votre enfant sera né, d’arranger vos affaires pour que vous viviez heureuse avec mon neveu.
Marie lui saisit la main et y posa ses lèvres. Il en fut gêné ; la bonté n’était pas dans sa nature, et son métier l’avait peu habitué aux expressions de gratitude.
— Il me faut maintenant vous remettre aux soins du comte de Bouville, dit-il. Je vais vous conduire à lui.
De la rue des Lombards au palais de la Cité, la route n’était pas longue. Marie la parcourut, au côté de Tolomei, dans un état de surprise émerveillée. Elle n’avait jamais vu de grande ville ; le mouvement de la foule sous le soleil de juillet, la beauté des maisons, le nombre et la profusion des boutiques, le scintillement des étalages, tout le spectacle la transportait dans une sorte de féerie. « Le bonheur, le bonheur, se disait-elle, que de vivre ici, et quel homme aimable est l’oncle de Guccio, et quelle bénédiction qu’il veuille bien nous protéger ! Oh ! Oui, comme je subirai sans me plaindre le temps du couvent ! » Ils passèrent le Pont-au-Change et entrèrent dans la Galerie mercière encombrée de ses éventaires.