Tolomei ne put s’empêcher, pour le plaisir de s’entendre encore remercier, d’acheter une aumônière de ceinture, brodée de petites perles, qu’il offrit à Marie.
— C’est de la part de Guccio. Il faut bien que je le remplace !
Ils s’engagèrent ensuite dans le grand escalier du Palais. Ainsi, d’avoir fauté avec un jeune Lombard valait à Marie de Cressay de pénétrer dans la demeure des rois.
Il régnait à l’intérieur du Palais cette agitation, cet affairement réel ou simulé qu’on remarquait en tous lieux où se trouvait le comte de Valois. Ayant franchi galeries et salles en enfilade où se pressaient, se croisaient, s’interpellaient chambellans, secrétaires, officiers et solliciteurs, Tolomei et la jeune fille parvinrent dans une partie un peu retirée, derrière la Sainte-Chapelle, et qui donnait sur la Seine et l’île aux Juifs. Une garde de gentilshommes en cotte d’armes leur barra le passage. Nul ne pouvait pénétrer dans les appartements réservés à la reine Clémence sans l’autorisation des curateurs. Tandis qu’on allait chercher le comte de Bouville, Tolomei et Marie attendirent dans l’embrasure d’une fenêtre.
— C’est là, voyez-vous, qu’on a brûlé les Templiers, dit Tolomei en désignant l’île.
Le gros Bouville arriva, toujours équipé en guerre, la bedaine roulant sous l’étoffe d’acier, et le pas décidé comme s’il allait commander un assaut. Il fit écarter la garde. Tolomei et Marie traversèrent une première pièce où un vieillard desséché, vêtu d’une robe de soie, et la peau tavelée comme un parchemin, dormait, assis dans une cathèdre. C’était le sénéchal de Joinville. Deux écuyers, auprès de lui, jouaient silencieusement aux échecs. Puis les visiteurs passèrent dans le logement du comte de Bouville.
— Madame Clémence reprend-elle un peu ? demanda Tolomei à Bouville.
— Elle pleure moins, répondit le curateur, ou plutôt elle montre moins ses pleurs, comme s’ils lui coulaient tout droit dans la gorge. Mais elle reste durement ébaubie. Et puis la chaleur d’ici ne lui vaut rien dans son état, et elle a souvent des défaillances et des tournements de tête.
« Ainsi, la reine de France est à côté, pensait Marie avec une intense curiosité. Peut-être vais-je lui être présentée ? Oserai-je lui parler de Guccio ? »
Elle assista ensuite à une longue conversation, à laquelle elle ne comprit que peu, entre le banquier et l’ancien grand chambellan. À certains noms prononcés, ils baissaient la voix, et Marie se défendait d’écouter leurs chuchotements.
Le comte de Poitiers, arrivant de Lyon, était annoncé pour le lendemain. Bouville, qui avait souhaité si fort ce retour, ne savait plus maintenant s’il devait s’en féliciter. Car Monseigneur de Valois avait décidé de se porter immédiatement à la rencontre de Philippe, en compagnie du comte de La Marche ; et Bouville montra à Tolomei, par une fenêtre qui donnait sur les cours, les préparatifs de ce départ. De son côté, le duc de Bourgogne, arrivé de Dijon, faisait monter la garde par ses propres gentilshommes autour de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre. Un mauvais vent de révolte soufflait sur la ville, et cette rivalité de régents pouvait aboutir aux pires calamités. De l’avis de Bouville, on aurait dû nommer la reine Clémence régente, et l’entourer d’un Conseil de la couronne composé de Valois, de Poitiers et d’Eudes de Bourgogne.
Si intéressé qu’il fût par les événements, Tolomei, à plusieurs reprises, tenta de ramener Bouville à l’objet précis de sa démarche.
— Certes, certes, nous allons bien veiller sur cette damoiselle, répondait Bouville qui revenait aussitôt à ses inquiétudes politiques.
Tolomei avait-il des nouvelles de Lyon ? Le chambellan avait pris familièrement le banquier par l’épaule et lui parlait presque joue à joue. Comment ? Guccio, mué en conclaviste, était enfermé avec Duèze ? Ah ! L’habile garçon ! Tolomei pensait-il pouvoir communiquer avec son neveu ? Si jamais il en recevait des nouvelles, ou avait moyen de lui en transmettre, qu’il le fît savoir ; ce truchement pourrait être fort précieux. Quant à Marie…
— Mais oui, mais oui, dit le curateur. Madame de Bouville, qui est personne de tête, et fort agissante, a tout arrangé à votre convenance. Soyez sans alarme.
Il appela son épouse, petite femme maigre, autoritaire, au visage marqué de rides verticales, et dont les mains sèches ne restaient jamais en repos. Marie, qui s’était sentie jusque-là en parfaite sécurité, éprouva aussitôt de la crainte et de l’anxiété.
— Ah ! C’est vous dont il faut abriter le péché, dit madame de Bouville en l’examinant d’un œil sans bienveillance. Vous êtes attendue au couvent des Clarisses. L’abbesse montrait peu d’empressement, et moins encore quand je lui ai dit votre nom, car elle est, par je ne sais quel lien, de votre famille, et votre conduite ne lui plaît guère. Mais enfin, la faveur dont jouit messire Hugues, mon époux, a pesé son poids. J’ai crié un peu ; le logis vous sera donné. Je vous y conduirai avant la nuit.
Elle parlait vite et il n’était pas facile de l’interrompre. Quand elle reprit son souffle, Marie lui répondit avec beaucoup de déférence, mais aussi beaucoup de dignité dans le ton :
— Madame, je ne suis point en état de péché, car j’ai bien été mariée devant Dieu.
— Allons, allons, répliqua madame de Bouville, ne faites pas regretter les bontés qu’on a pour vous. Remerciez donc ceux qui s’emploient à vous aider, plutôt que de jouer la faraude.
Ce fut Tolomei qui remercia, au nom de Marie. Lorsque celle-ci vit le banquier sur le point de partir, un grand désarroi la jeta dans les bras de celui-ci, comme s’il avait été son père.
— Faites-moi savoir le sort de Guccio, lui murmura-t-elle à l’oreille, et faites-lui savoir que je me languis de lui.
Tolomei s’en alla, et les Bouville disparurent également. Pour tout l’après-midi, Marie demeura dans leur antichambre, n’osant bouger et n’ayant d’autre distraction que d’assister, assise dans l’embrasement d’une fenêtre ouverte, au départ de Monseigneur de Valois et de son escorte. Le spectacle, pour un moment, la sortit de son chagrin. Elle n’avait jamais vu si beaux chevaux, si beaux harnais, si beaux vêtements, et en si grand nombre. Elle pensait aux paysans de Cressay vêtus de loques, les jambes entourées de bandes de toile, et se disait qu’il était bien étrange que des êtres qui avaient tous une tête et deux bras, et tous créés par Dieu à son image, pussent être de races si différentes, si l’on en jugeait par le costume.
De jeunes écuyers, voyant cette fille de grande beauté occupée à les regarder, lui adressèrent des sourires et même lui envoyèrent des baisers. Soudain ils s’empressèrent autour d’un personnage tout brodé d’argent qui semblait en imposer fort et prenait des airs de souverain ; puis la troupe s’ébranla, et la chaleur de l’après-midi s’appesantit sur les cours et les jardins du Palais.
Vers la fin du jour, madame de Bouville vint chercher Marie. Accompagnées de quelques valets et montées sur des mules sellées de bâts « à la planchette » où l’on s’asseyait de côté, les pieds posés sur une petite planche, les deux femmes traversèrent Paris. Elles virent des attroupements un peu partout, et même aperçurent la fin d’une rixe qui avait éclaté sur le seuil d’une taverne entre des partisans du comte de Valois et des gens du duc de Bourgogne. Les sergents du guet, à coups de masse, rétablissaient l’ordre.