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— La ville est chaude, dit madame de Bouville. Je ne serais point surprise si la journée de demain nous amenait l’émeute.

Par le mont Sainte-Geneviève et la porte Saint-Marcel, elles sortirent de Paris. Le crépuscule tombait sur les faubourgs.

— Du temps que j’étais jeune, dit madame de Bouville, on ne voyait guère ici plus de vingt maisons. Mais les gens ne savent plus où se loger en ville, et construisent sans cesse sur les champs.

Le couvent des Clarisses était entouré d’un haut mur blanc qui enfermait les bâtiments, les jardins et les vergers. On distinguait, auprès d’une porte basse, un tour ménagé dans l’épaisseur de la pierre.

Une femme qui marchait le long de la muraille, la tête couverte, s’approcha du tour et y déposa rapidement un paquet entortillé de linges ; puis elle fit tourner le tambour de bois, tira la cloche et, voyant qu’on approchait, s’enfuit en courant.

— Qu’a-t-elle fait ? demanda Marie.

— Elle vient d’abandonner là un enfant sans père, répondit madame de Bouville en regardant Marie d’un air sévère. C’est ainsi qu’on les recueille. Allons, marchez.

Marie pressa sa mule. Elle pensait qu’elle aurait pu, elle aussi, être forcée un jour proche de déposer son enfant dans un tour, et considéra que son sort était encore bien enviable.

— Je vous fais merci, Madame, de prendre si grand soin de moi, murmura-t-elle les larmes aux yeux.

— Eh ! Enfin vous prononcez une bonne parole, répondit madame de Bouville.

VII

LES PORTES DU PALAIS

Le même soir, le comte de Poitiers se trouvait au château de Fontainebleau, où il devait coucher ; c’était sa dernière étape avant Paris. Il achevait de souper, en compagnie du dauphin de Viennois, du comte de Savoie et des membres de sa nombreuse escorte, lorsqu’on vint lui annoncer l’arrivée des comtes de Valois, de la Marche et de Saint-Pol.

— Qu’ils entrent, qu’ils entrent tout aussitôt, dit Philippe de Poitiers.

Mais il n’eut pas le moindre mouvement pour aller au-devant de son oncle. Et quand celui-ci, le pas martial, le menton haut et les vêtements poudreux, apparut, Philippe se contenta de se lever et d’attendre. Valois, un peu décontenancé, resta quelques secondes sur le pas de la porte, regarda l’assistance. Philippe s’obstinant à demeurer immobile, il dut se décider à avancer. Chacun se taisait, les observant. Quand Valois fut assez près, le comte de Poitiers le prit alors aux épaules et le baisa sur les deux joues, ce qui pouvait passer pour un geste de bon neveu mais qui, venant d’un homme qui n’avait pas bougé de sa place, paraissait plutôt un geste de roi.

Cette attitude irrita non seulement Valois, mais également Charles de La Marche qui pensa « N’avons-nous fait tout ce chemin que pour recevoir tel accueil ? Après tout, je suis égal à mon frère ; pourquoi se permet-il de nous traiter de si haut ? »

Une expression amère, jalouse, déformait un peu son beau visage aux traits réguliers, mais sans intelligence.

Philippe lui tendit les bras, La Marche ne put faire autrement que d’accepter une brève accolade. Mais aussitôt, il dit, désignant Valois, et d’un ton qui se voulait d’autorité.

— Philippe, voyez ici notre oncle, le plus aîné de la couronne. Nous vous louons que vous vous accordiez à lui et qu’il ait le gouvernement du royaume. Car trop serait ce royaume en péril d’être remis à l’attente d’un enfant qui est encore à naître, et ne saurait donc royaume gouverner.

La phrase avait une ambiguïté et une ampoule qui ne pouvaient être du cru de Charles de La Marche. Celui-ci répétait évidemment des paroles serinées. La fin de la déclaration fit sourciller Philippe. Le mot de régent n’avait pas été prononcé. Valois ne visait-il pas, au-delà de la régence, la couronne elle-même ?

— Notre cousin Saint-Pol est avec nous, reprit Charles de La Marche, pour vous dire que c’est aussi le conseil des barons.

Philippe se passa la main, lentement, sur la joue.

— Je vous sais gré, mon frère, de votre avis, répondit-il froidement, et d’avoir fait tant de route pour me le porter. Aussi je pense que vous êtes las comme je le suis moi-même, et les bonnes décisions ne se prennent point dans la lassitude. Je propose donc que nous allions dormir pour en décider demain, l’esprit frais et en petit Conseil. La bonne nuit, Messeigneurs… Raoul, Anseau, Adam, m’accompagnez, je vous prie.

Et il sortit de la salle, sans avoir offert le vivre à ses visiteurs, et sans même se soucier de la manière dont ils allaient s’accommoder pour dormir.

Suivi d’Adam Héron, de Raoul de Presles et d’Anseau de Joinville, il se dirigea vers la chambre royale. Le lit, jamais plus utilisé depuis que le Roi de fer y avait rendu l’âme, était prêt, les draps mis. Philippe tenait beaucoup à occuper cette chambre, il tenait surtout à ce que nul autre ne l’occupât.

Adam Héron se disposait à le déshabiller.

— Je crois que je ne me dévêtirai pas, dit Philippe de Poitiers. Adam, vous allez dépêcher aussitôt un bachelier vers messire Gaucher de Châtillon pour qu’il soit à m’attendre à Paris, dès le petit matin, à la porte d’Enfer. Et puis mandez-moi mon barbier tout à l’heure, car je veux parvenir avec le visage frais. Et aussi ordonnez qu’on tienne vingt chevaux prêts à partir vers la minuit. Que l’on selle sans bruit, lorsque mon oncle sera couché. Pour vous, Anseau, ajouta-t-il en se tournant vers le fils du sénéchal de Joinville, je vous charge d’avertir de mon départ le comte de Savoie et le dauphin afin qu’ils ne soient pas surpris et ne croient pas que je me défie d’eux. Restez ici jusqu’au matin en leur compagnie, et quand mon oncle se réveillera, qu’on l’entoure beaucoup et qu’on le ralentisse. Faites-lui perdre du temps en route.

Demeuré seul avec Raoul de Presles, le comte de Poitiers sembla s’enfoncer dans une méditation silencieuse que le légiste se garda de troubler.

— Raoul, dit-il enfin, vous avez œuvré jour après jour pour mon père, et l’avez connu du plus près. En cette occasion, comment aurait-il agi ?

— Il eût fait comme vous, Monseigneur, je m’en porte garant, et ne vous le dis point par flatterie, mais parce que je le pense bien. J’ai trop aimé notre Sire Philippe, et enduré trop de souffrances depuis qu’il n’est plus, pour servir aujourd’hui un prince qui ne me le rappellerait en tous points.

— Hélas, hélas, Raoul, je suis peu de chose auprès de lui. Il pouvait suivre son faucon en l’air, sans jamais le perdre des yeux, et moi j’ai la vue courte. Il tordait sans peine un fer à cheval entre ses doigts. Il ne m’a légué ni sa force aux armes, ni cette apparence de visage qui enseignait à chacun qu’il était roi.

En parlant, il regardait obstinément le lit.

À Lyon il s’était senti régent, avec une parfaite certitude. Mais, à mesure qu’il se rapprochait de la capitale, cette assurance, sans qu’il en laissât rien paraître, l’abandonnait un peu. Raoul de Presles, comme s’il répondait aux questions non formulées, dit :

— Il n’y a point de précédent à la situation où nous sommes, Monseigneur. Nous en avons assez débattu depuis des jours. Dans l’affaiblissement présent du royaume, le pouvoir sera à celui qui aura l’autorité de le prendre. Si vous y parvenez, la France ne souffrira pas.

Peu après il se retira, et Philippe s’allongea, les yeux fixés sur la petite lampe suspendue entre les courtines. Le comte de Poitiers n’éprouvait aucune gêne, aucun malaise, à reposer sur cette couche qui avait eu un cadavre pour dernier usager. Au contraire, il y puisait de la force, il avait l’impression de se couler dans la forme paternelle, d’en reprendre la place et les dimensions sur la terre. « Père, revenez en moi », priait-il, et il demeurait immobile, les mains croisées sur la poitrine, offrant son corps à la réincarnation d’une âme depuis vingt mois enfuie.