Puis il abaissa sa visière, ce qui était preuve qu’il ne discuterait plus.
Il devait régner grande panique à l’intérieur car, à peine les ouvriers avaient-ils engagé les leviers sous les portes, celles-ci tournèrent d’elles-mêmes. La garnison du comte de Valois se rendait.
— Il était temps de vous soumettre à sagesse, dit le connétable en pénétrant dans la cour du Palais. Rentrez en vos demeures ou aux hôtels de vos maîtres ; ne vous attroupez pas, et il ne vous sera point fait de mal.
Une heure plus tard, Philippe de Poitiers occupait les appartements royaux. Il décida aussitôt des mesures de sécurité. La cour du Palais, ordinairement ouverte à la foule, fut close, gardée militairement, et les visiteurs soigneusement filtrés. Les merciers, qui avaient privilège de vendre dans la grande galerie, furent invités à fermer boutique pour la journée.
Lorsque les comtes de Valois et de La Marche arrivèrent à Paris, ils comprirent leur partie perdue.
— Philippe nous a méchamment joués, dirent-ils.
Et ils se hâtèrent, n’ayant plus d’autre issue, d’aller au Palais négocier leur soumission. Ils y trouvèrent, autour du comte de Poitiers, une nombreuse assistance de seigneurs, de notables et d’hommes d’Église, parmi lesquels l’évêque Marigny toujours prompt à se ranger du côté du pouvoir.
Constatant avec dépit la présence de Coquatrix, de Gentien et de plusieurs bourgeois, Valois dit à mi-voix à Charles de La Marche :
— Votre frère ne durera pas. Il est bien peu assuré de lui-même s’il se sent obligé de s’appuyer sur les hommes du commun.
Néanmoins, il prit son meilleur air pour s’avancer vers Poitiers et le pria d’excuser l’incident des portes.
— Mes écuyers de garde ne savaient point. Ils avaient reçu consignes sévères… à cause de la reine Clémence…
Il s’attendait à une solide rebuffade et la souhaitait presque afin de pouvoir entrer en conflit ouvert avec Philippe. Mais celui-ci ne lui offrit pas les avantages d’une brouille et lui répondit, du même ton :
— J’ai dû agir de la sorte, et à grand regret, mon oncle, pour prévenir les entreprises de notre cousin de Bourgogne à qui votre départ avait laissé la place libre. J’en avais reçu nouvelles dans la nuit, à Fontainebleau, et n’ai pas voulu vous éveiller.
Valois, cherchant à atténuer sa défaite, feignit d’admettre l’explication, et s’efforça même de faire bon visage au connétable qu’il tenait pour l’auteur de toute la machination.
Charles de La Marche, moins habile à dissimuler, gardait les lèvres closes.
Le comte d’Évreux présenta alors la proposition dont il était convenu avec Philippe. Tandis que celui-ci, dans un coin de la salle, feignait de s’entretenir de questions de service avec le connétable et Miles de Noyers, Louis d’Évreux dit :
— Mes nobles seigneurs, et vous tous, messires, je conseille, pour le bien du royaume, et pour y éviter des troubles funestes, que notre bien-aimé neveu Philippe assure le gouvernement, de notre consentement à tous, et qu’il accomplisse les offices royaux au nom de son neveu à naître, si Dieu veut que la reine Clémence mette au monde un fils ; je conseille aussi qu’une assemblée de tous les hauts hommes du royaume se tienne sitôt qu’on la pourra réunir, avec les pairs et les barons, pour approuver notre décision et jurer fidélité au régent.
C’était l’exacte riposte à la déclaration de Charles de La Marche, la veille, à Fontainebleau, en faveur de Valois. Mais la scène, cette fois, avait été réglée par de meilleurs artistes. Truffée d’hommes fidèles au comte de Poitiers, l’assistance approuva par acclamation. Aussitôt Louis d’Évreux vint mettre les mains dans celles de Philippe.
— Je vous jure fidélité, mon neveu, dit-il en ployant le genou.
Philippe le releva et, lui donnant l’accolade, lui dit à l’oreille :
— Tout se poursuit à merveille ; grand merci, mon oncle.
Charles de Valois, furieux, grommelait :
— Le roi… Il se prend tout juste pour le roi.
Mais Louis d’Évreux déjà se tournait vers lui, disant :
— Pardon, mon frère, d’être passé avant votre aînesse.
Valois n’avait plus qu’à obéir. Il s’approcha, les mains tendues ; le comte de Poitiers les lui laissa en l’air.
— Vous me ferez la grâce, mon oncle, dit-il, de siéger à mon Conseil.
Valois pâlit. La veille, il signait les ordonnances et les faisait sceller de son sceau. Aujourd’hui on lui offrait comme un grand honneur une place en un Conseil auquel il appartenait de droit.
— Vous me remettrez aussi les clés du Trésor, ajouta Philippe en baissant la voix. Je sais bien qu’il n’y reste que poussières. Mais de ce peu, je suis désormais garant.
Valois eut un mouvement de recul ; c’était sa dépossession complète qu’on exigeait de lui.
— Mon neveu, je ne puis, répondit-il. Il me faut faire mettre les comptes au net.
— Je me défends bien, mon oncle, de douter de leur netteté ! dit Philippe avec une ironie à peine perceptible. Gardez-moi de vous faire l’injure d’en demander l’examen. Remettez donc les clés, et nous vous tiendrons quitte des comptes.
Valois comprit la menace.
— Soit, mon neveu, ces clés vous seront portées tout à l’heure.
Philippe alors étendit les mains pour recevoir l’hommage de son plus puissant rival.
Le connétable de France s’approchait à son tour.
— À présent, Gaucher, lui souffla Philippe, il nous faut nous occuper du Bourguignon.
VIII
LES VISITES DU COMTE DE POITIERS
Le comte de Poitiers ne se berçait pas d’illusions. Il venait de remporter un premier succès, spectaculaire, rapide ; mais il savait que ses adversaires n’allaient pas désarmer si aisément.
Aussitôt qu’il eût reçu de Monseigneur de Valois un serment de fidélité qui n’était que de bouche, Philippe traversa le Palais pour aller saluer sa belle-sœur Clémence. Il était accompagné d’Anseau de Joinville et de la comtesse Mahaut. Hugues de Bouville, en apercevant Philippe, fondit en larmes et tomba à genoux, lui baisant les mains. L’ancien chambellan s’était abstenu de paraître à la réunion de l’après-midi ; il n’avait pas quitté son poste ni lâché son épée pendant toutes ces dernières heures, et il était passé par de rudes transes pendant que le connétable assiégeait le Palais.
— Pardonnez-moi, Monseigneur, pardonnez-moi cette faiblesse ; c’est la joie de vous voir de retour… disait-il en mouillant de ses pleurs les doigts du régent.
— Faites donc, mon bon, faites donc, répondit Philippe.
Le vieux sire de Joinville ne reconnut pas le comte de Poitiers. Il ne reconnut pas davantage d’ailleurs son propre fils, et quand on lui eut répété par trois fois qui ils étaient, il les confondit et s’inclina cérémonieusement devant l’héritier de son nom.
Bouville ouvrit la porte de la chambre de la reine. Mais, comme Mahaut se disposait à suivre Philippe, le curateur, retrouvant son énergie, dit avec autorité :
— Vous seul, Monseigneur, vous seul !
Et il referma la porte au nez de la comtesse.
La reine Clémence était pâle, lasse et visiblement hors des préoccupations qui agitaient si fort la cour et la population de Paris. Elle ne put, en voyant le comte de Poitiers venir à elle les mains tendues, s’empêcher de penser : « Si c’avait été lui à qui l’on m’eût mariée, je ne serais pas veuve aujourd’hui. Pourquoi Louis ? Pourquoi pas Philippe ? » Elle essayait d’interdire à sa pensée cette sorte de questions qui lui paraissaient autant de reproches au Créateur tout-puissant. Mais rien, même la piété, ne pouvait défendre une veuve de vingt-trois ans de se demander pour quelle raison les autres jeunes hommes, les autres maris, étaient vivants !