« Que voilà un bon époux qui prend grand soin de moi ! », pensait Jeanne en l’écoutant.
Philippe exigea aussi que, dès l’instant où la comtesse de Poitiers entrerait dans les douleurs, les portes de l’hôtel d’Artois fussent fermées. Nul n’en devait plus sortir à l’exception d’une seule personne chargée de lui porter la nouvelle de la naissance…
— … vous, dit-il en désignant Béatrice d’Hirson qui assistait à l’entretien. Les ordres sont donnés à mon chambellan pour que vous puissiez me joindre à toute heure, même si je suis en Conseil. Et s’il se trouve compagnie autour de moi, vous ne me ferez l’annonce qu’à voix basse, sans en souffler mot à autrui… si c’est un fils. Je me fie à vous car je me rappelle que vous m’avez bien servi.
— Et davantage encore que vous ne le pensez… Monseigneur… répondit Béatrice en inclinant légèrement la tête.
Mahaut lança un regard furieux à Béatrice comme pour la rappeler à l’ordre. Cette fille, avec ses airs dolents, sa fausse naïveté, ses sournoises audaces, la faisait trembler. Mais Béatrice continuait de sourire. Le jeu des deux visages n’échappa pas à Jeanne. Entre sa mère et la demoiselle de parage, elle sentait une épaisseur de secrets qu’elle préférait ne pas chercher à percer.
Elle tourna les yeux vers son mari. Celui-ci ne s’était aperçu de rien. La nuque appuyée au dossier de son siège, il venait de s’endormir d’un coup, foudroyé par le sommeil des victoires. Sur son long visage, d’ordinaire sévère, paraissait une expression de douceur attentive qui permettait d’imaginer l’enfant qu’il avait été. Jeanne, émue, s’approcha d’un pas prudent et vint lui poser au front un baiser sans poids.
IX
L’ENFANT DU VENDREDI
Dès le lendemain, le comte de Poitiers se mit à la préparation de l’assemblée du vendredi. S’il en sortait vainqueur, nul ne serait plus en mesure, pour de longues années, de lui contester le pouvoir.
Il dépêcha messagers et chevaucheurs pour convoquer, comme on en était convenu, tous les hauts hommes du royaume – tous ceux, en fait, qui ne se trouvaient pas à plus de deux journées de cheval, ce qui offrait l’avantage, d’une part, de ne pas laisser la situation se détériorer, et, d’autre part, d’éliminer certains grands vassaux dont Philippe pouvait redouter l’hostilité, tels le comte de Flandre et le roi d’Angleterre.
En même temps, il confiait à Gaucher de Châtillon, à Miles de Noyers et à Raoul de Presles le soin de rédiger le règlement de régence qui serait soumis à l’assemblée. S’appuyant sur les décisions déjà acquises, on fixa les principes suivants : le comte de Poitiers administrerait la France et la Navarre, avec le titre provisoire de régent, gouverneur et gardien, et percevrait tous les revenus royaux. Si la reine Clémence mettait au monde un fils, celui-ci naturellement serait roi, et Philippe conserverait la régence jusqu’à la majorité de son neveu. Mais si Clémence accouchait d’une fille… Toutes les difficultés commençaient à cette hypothèse.
Car dans ce cas la couronne devait normalement revenir à la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite et de Louis X. Mais était-elle vraiment la fille de Louis ? La cour tout entière, durant ces journées-là, se posait la question.
Sans la découverte, provoquée par Isabelle d’Angleterre et Robert d’Artois, des coupables amours de Marguerite, sans la publicité du scandale, du jugement, des condamnations, les droits de Jeanne de Navarre n’eussent pu être discutés. En l’absence d’héritier mâle, elle devenait reine de France. Mais il pesait sur elle de lourdes présomptions de bâtardise que Charles de Valois et Louis X lui-même s’étaient complu à étayer, à l’occasion du remariage, et dont les partisans de Philippe en la circonstance ne manquèrent pas de tirer parti.
— Elle est la fille de Philippe d’Aunay, disait-on ouvertement.
Ainsi l’affaire de la tour de Nesle, sans avoir jamais eu le caractère abominablement orgiaque et criminel que lui prêtait l’imagination populaire, posait, deux ans après qu’elle eut éclaté, et dans sa banale réalité d’adultère, un problème d’exceptionnelle gravité pour la dynastie française.
Quelqu’un proposa de décider que la couronne serait de toute manière attribuée à l’enfant de Clémence, fille ou garçon.
Philippe de Poitiers fit grise mine à cette suggestion. Certes, les soupçons qui entouraient Jeanne de Navarre étaient fortement fondés ; mais on n’en possédait aucune preuve absolue. En dépit des pressions exercées sur elle et des marchés mis en main, Marguerite n’avait jamais signé aucune déclaration qui conclût à l’illégitimité de Jeanne. La lettre datée de la veille de sa mort, et qui avait été utilisée au procès de Marigny, affirmait le contraire. Il était bien évident que ni la vieille Agnès de Bourgogne, ni son fils Eudes IV, le duc actuel, n’accepteraient de souscrire à l’éviction de leur petite-fille et nièce. Le comte de Flandre ne manquerait pas de prendre leur parti et sans doute avec lui le comte de Champagne. On exposait la France au risque d’une guerre civile.
— Alors, dit Gaucher de Châtillon, décrétons tout bonnement que les filles sont écartées de la couronne. Il doit bien y avoir quelque coutume sur laquelle on puisse s’appuyer.
— Hélas, répondit Miles de Noyers, j’ai déjà fait chercher, car votre idée m’était aussi venue, mais l’on ne trouve rien.
— Qu’on cherche davantage ! Mettez à ce soin vos amis, les maîtres de l’Université et du Parlement. Ces gens-là dénichent coutume pour tout, et dans le sens qu’on veut, s’ils s’en donnent la peine. Ils remontent à Clovis pour prouver qu’on vous doit fendre la tête, ou rôtir les pieds, ou trancher le meilleur.
— Il est vrai, dit Miles, que je n’avais pas fait rechercher si haut. Je ne pensais qu’aux coutumes établies depuis Hugues. Il faudrait aller voir plus anciennement. Mais nous n’avons guère le temps d’ici vendredi.
Obstiné, le connétable, balançant son menton carré et plissant ses paupières de tortue, poursuivit :
— En vérité ce serait folie que de laisser fille monter au trône ! Voyez-vous dame ou donzelle commander les armées, impure chaque mois, grosse chaque année ? Et tenir tête aux vassaux, alors qu’elles ne sont point même capables de faire taire les chaleurs de leur nature ? Non, moi je ne vois point cela, et je rendrais tout aussitôt mon épée. Messeigneurs, je vous le dis, la France est trop noble royaume pour tomber en quenouille et être remis à femelle. Les lis ne filent pas !
Cette dernière formule frappa fortement les esprits.
Philippe de Poitiers donna son accord à une rédaction assez tortueuse, qui remettait les décisions à de lointaines échéances.
— Faisons en sorte que les questions soient posées, mais sans préjuger les réponses, dit-il. Laissons une ouverture aux espérances de chacun puisque aussi bien tout dépend d’une chose à venir et encore inconnue.
À supposer donc que la reine Clémence accouchât d’une fille, Philippe garderait la régence jusqu’à la majorité de sa nièce aînée, Jeanne. À cette date seulement serait réglée la succession, soit au profit des deux princesses qui se partageraient alors France et Navarre, soit au profit de l’une d’elles en faveur de qui serait maintenue la réunion des deux couronnes, soit au profit d’aucune, si elles renonçaient à leurs droits, ou encore si l’assemblée des pairs, convoquée pour en débattre, estimait que femme ne pouvait régner sur le royaume de France. Dans ce cas, la couronne irait au plus proche parent mâle du dernier roi… c’est-à-dire à Philippe. Ainsi, la candidature de celui-ci était pour la première fois officiellement avancée, mais soumise à tant de préalables qu’elle n’apparaissait que comme une solution éventuelle de compromis et d’arbitrage.