Ce règlement, présenté individuellement aux principaux barons favorables à Philippe, reçut leur acquiescement.
Seule Mahaut témoigna une réticence, bien étrangement, devant un acte qui, en fait, laissait envisager l’accession de son gendre et de sa fille au trône de France. Quelque chose dans la rédaction la chagrinait.
— Ne pourriez-vous, dit-elle, déclarer simplement : « Si les deux filles renoncent… » sans demander aux pairs de décider si femelle doit régner ?
— Eh ! ma mère, répondit Philippe, autrement, elles ne renonceront point. Les pairs, dont vous faites partie, sont la seule assemblée de recours. À l’origine ils étaient électeurs du roi, comme les cardinaux le sont du pape, ou les Palatins de l’Empereur, et c’est ainsi qu’ils choisirent Hugues notre ancêtre, qui était duc de France. Si à présent ils n’élisent plus, c’est que pendant trois cents ans nos rois ont toujours eu fils à asseoir au trône.[8]
— C’est coutume qui vient de la chance ! répliqua Mahaut. Votre règlement, qui prévoit d’éloigner les femmes, va servir tout juste les prétentions de mon neveu Robert. Vous verrez qu’il ne manquera pas d’en user pour essayer de me dépouiller de mon comté.
Elle ne songeait qu’à sa querelle successorale d’Artois, et plus du tout à la France.
— Coutume du royaume n’est pas coutume de fief, ma mère. Et vous garderez mieux votre comté avec votre beau-fils régent, ou peut-être roi, qu’avec arguments de légistes.
Mahaut s’inclina, sans être convaincue.
— Voilà bien la gratitude des gendres, dit-elle un peu plus tard à Béatrice d’Hirson. On leur empoisonne un roi pour leur laisser la place, et aussitôt ils n’en font qu’à leur guise, sans tenir compte de rien !
— C’est que, Madame, il ne sait justement point ce qu’il vous doit, ni comment notre Sire Louis est parti.
— Et il ne faut pas qu’il le sache, Seigneur ! s’écria Mahaut. C’était son frère, après tout, et mon Philippe a de curieux mouvements de justice. Tiens ta langue, de grâce, tiens ta langue !
Durant ces mêmes journées, Charles de Valois, aidé de Charles de La Marche et de Robert d’Artois, s’agitait fort, disant partout et faisant dire que c’était démence de confirmer le comte de Poitiers dans la régence, et plus encore de le désigner comme héritier présomptif. Philippe et sa belle-mère avaient trop d’ennemis ; et la disparition de Louis X servait trop bien leurs intentions, maintenant avouées, pour que cette mort suspecte ne fût pas leur œuvre. Valois, lui, offrait d’autres garanties. Allié de toujours du roi de Naples, nul mieux que lui n’était à même de résoudre les problèmes regardant Clémence et la maison d’Anjou. Ayant servi la papauté romaine, il avait conservé la confiance des cardinaux italiens, sans lesquels, on le voyait bien, un pape ne se pouvait élire, et cela en dépit même des mauvais procédés qui consistaient à murer le conclave dans une église. Les anciens Templiers se rappelaient que Valois n’avait jamais approuvé la suppression de leur ordre ; les Flamands ne cachaient pas qu’ils aimeraient négocier avec lui.
Quand Philippe eut connaissance de cette campagne, il chargea ses familiers de répondre qu’il était bien étonnant, en vérité, de voir l’oncle du roi s’appuyer, pour réclamer le pouvoir, sur les cours étrangères ou sur les adversaires du royaume, et que si l’on voulait voir le pape à Rome, la France aux mains des Angevins, le Temple ressuscité, et les Flamands tout à fait émancipés, il fallait sans tarder offrir la régence au comte de Valois.
Enfin arriva le décisif vendredi où devait se tenir l’assemblée. À l’aurore, Béatrice d’Hirson se présenta au Palais et fut immédiatement introduite dans la chambre du comte de Poitiers. La demoiselle de parage était un peu essoufflée d’avoir couru depuis la rue Mauconseil. Philippe se dressa sur ses oreillers.
— Mâle ? demanda-t-il.
— Mâle, Monseigneur, et fort bien membré, répondit Béatrice en jouant des cils.
Philippe se vêtit à la hâte et se précipita à l’hôtel d’Artois.
— Les portes, les portes ! Que les portes restent closes ! dit-il dès qu’il fut entré. A-t-on bien veillé à mes ordres ? Personne, hormis Béatrice, n’est sorti ? Qu’il en soit ainsi pour tout le jour.
Puis il s’élança dans l’escalier. Il avait perdu cette raideur et cette componction auxquelles d’ordinaire il se forçait un peu.
La « chambre de gésine », ainsi qu’il était d’usage dans les familles princières, avait été somptueusement décorée. De hautes tapisseries d’Arras, aux vives couleurs, recouvraient entièrement les murs, et le sol était jonché de fleurs, iris, roses et marguerites, que l’on écrasait en marchant. L’accouchée, pâle, les yeux brillants et le visage encore défait, reposait dans un grand lit entouré de courtines de soie, sous des draps blancs qui traînaient à terre de la longueur d’une aune. Dans les angles de la pièce se trouvaient deux couchettes, également pourvues de rideaux de soie, et destinées l’une à la ventrière assermentée et l’autre à la berceresse de garde.
Philippe se dirigea droit vers le berceau d’apparat, et se pencha fort bas pour bien voir ce fils qui venait de lui naître. Affreux et pourtant attendrissant, comme tout enfant dans ses premières heures, rougeaud, ridé, les yeux collés et la lèvre baveuse, avec une infime mèche de cheveux blonds pointant sur son crâne chauve, le bébé dormait, emmailloté jusqu’aux épaules dans des bandelettes croisées étroitement serrées.
— Ainsi le voilà donc, mon petit Louis-Philippe que je souhaitais tant et qui arrive à point si bien nommé.[9]
Seulement alors, le comte de Poitiers s’approcha de sa femme, la baisa aux joues, et lui dit, d’un ton de profonde gratitude :
— Grand merci, ma mie, grand merci. Vous me donnez belle joie, et ceci efface à jamais de ma pensée nos dissentiments de jadis.
Jeanne saisit la longue main de son mari, l’approcha de ses lèvres, s’y caressa le visage.
— Dieu nous a bénis, Philippe ; Dieu a béni nos retrouvailles de l’automne, murmurait-elle.
Elle portait toujours son collier de corail.
La comtesse Mahaut, les manches relevées sur des avant-bras pourvus d’un solide duvet, assistait à la scène en triomphatrice. Elle se frappa la panse d’un geste énergique.
— Eh ! mon fils, s’écria-t-elle. Ne vous l’avais-je pas dit ? Ce sont bons ventres que ceux d’Artois et de Bourgogne.
Philippe revint au berceau.
— Ne le pourrait-on délanger que je le voie mieux ? demanda-t-il.
— Monseigneur, répondit la ventrière, ce n’est point à conseiller. Les membres d’enfant sont moult tendres et doivent rester liés autant qu’il se peut, pour les enforcir et les empêcher de se tordre. Mais soyez sans crainte, Monseigneur, nous l’avons bien frotté de sel et de miel, et enveloppé de roses pilées pour lui ôter l’humeur glueuse, et il a eu tout le dedans de la bouche passé au miel avec le doigt, afin de lui donner appétit et douceur. Soyez sûr qu’il est bien choyé.
— Et votre Jeanne aussi, mon fils, ajouta Mahaut. Je l’ai fait oindre de bon onguent mêlé de fiente de lièvre, pour lui resserrer le ventre selon les recettes de maître Arnaud.
8
On oublie généralement le caractère primitivement électif de la monarchie capétienne qui précéda son caractère héréditaire, ou tout au moins coexista avec lui.
À la mort accidentelle du dernier carolingien, Louis V le Fainéant, disparu à vingt ans après un règne de quelques mois, Hugues Capet, duc de France et fils de Hugues le Grand, fut désigné par élection.
Hugues Capet associa immédiatement au trône son fils Robert II en le faisant élire comme successeur et sacrer dans l’année même de son propre sacre. Il en fut ainsi pendant les règnes suivants. Aussitôt le fils aîné du roi désigné comme héritier présomptif, les pairs avaient à ratifier ce choix, et le nouvel élu était sacré du vivant de son père.
Ce fut Philippe Auguste qui le premier renonça à la tradition de l’élection préalable. Il montrait peu d’estime pour les aptitudes de son fils, et sans doute n’était-il guère désireux de l’associer au gouvernement. Louis VIII recueillit la couronne de France à la mort de Philippe Auguste, le 14 juillet 1223, exactement comme il eût recueilli l’héritage d’un fief. Ce fut ce 14 juillet-là que la monarchie française devint véritablement héréditaire.
9
Les généalogies donnent souvent le prénom de Louis au fils de Philippe V, né en juillet 1316. Or, dans les comptes de Geoffroy de Fleury, argentier de Philippe le Long et qui commença la rédaction de ses livres cette année-là en prenant ses fonctions le 12 juillet, l’enfant est désigné sous le nom de Philippe.
D’autres généalogies mentionnent deux fils dont l’un serait né en 1315, et donc aurait été conçu pendant que Jeanne de Bourgogne était prisonnière à Dourdan ; ceci paraît bien incroyable quand on sait les efforts que Mahaut déploya pour réconcilier sa fille et son gendre. L’enfant qui fut le fruit de cette réconciliation reçut probablement, et comme il était d’usage, au moins deux des prénoms habituellement portés dans la famille.