— Mais, ma mère, dit l’accouchée, je croyais que c’était recette pour femme stérile ?
— Bah ! La fiente de lièvre est bonne pour tout, répliqua la comtesse.
Philippe continuait à contempler son héritier.
— Ne trouvez-vous point qu’il ressemble fort à mon père ? dit-il. Il en a le haut front.
— Peut-être bien, répondit Mahaut. À la vérité, je lui voyais plutôt les traits de feu mon brave Othon… Qu’il ait leur force d’âme et de corps, à tous deux, voilà ce que je lui souhaite.
— C’est surtout à vous, Philippe, qu’il ressemble, dit Jeanne doucement.
Le comte de Poitiers se redressa avec quelque fierté.
— À présent, dit-il, je pense que vous comprenez mieux mes ordres, ma mère, et pourquoi je vous demande de tenir vos portes fermées. Nul ne doit savoir que j’ai un fils. Car on dirait dans ce cas que j’ai fabriqué le règlement de succession tout exprès pour lui assurer le trône après moi, si Clémence ne donne point de mâle ; et j’en connais quelques-uns, mon frère Charles le premier, qui regimberaient, à voir si tôt leurs espérances coupées. Si donc vous voulez garder à cet enfant sa chance de devenir roi, pas un mot à quiconque, tout à l’heure, dans l’assemblée.
— C’est vrai qu’il y a l’assemblée ! Ce gaillard-là me le faisait oublier ! s’écria Mahaut en tendant la main dans le berceau. Il est grand temps de me parer, et d’avaler un morceau pour être d’attaque. Je me sens toute creuse, à avoir été si tôt éveillée. Philippe, vous allez bien me faire raison. Béatrice, Béatrice !
Elle frappa dans ses paumes, et réclama un pâté de brochet, des œufs bouillis, du fromage blanc aux épices, de la confiture de noix, des pêches, et du vin blanc de Château-Chalon.
— C’est vendredi ; il faut faire maigre, dit-elle. Le soleil, apparaissant par-dessus les toits de la ville, inonda de lumière cette famille heureuse.
— Mange un peu. Du pâté de brochet, cela ne peut te peser, disait Mahaut à sa fille.
Philippe se leva bientôt, pour aller mettre la dernière main aux préparatifs de la réunion.
— Ma mie, on ne viendra point vous porter compliments aujourd’hui, dit-il à Jeanne en montrant les coussins disposés en demi-cercle autour du lit pour les visiteurs. Mais je gage que vous aurez grand monde demain.
Au moment où il allait sortir, Mahaut le rattrapa par la manche.
— Mon fils, songez un peu à Blanche, qui est toujours à Château-Gaillard. C’est la sœur de votre épouse.
— J’y songerai, j’y songerai. Je verrai à lui faire sort meilleur.
Et il s’éloigna, emportant à sa semelle un iris écrasé.
Mahaut referma la porte.
— Allons, les berceresses, s’écria-t-elle, chantonnez un peu !
X
L’ASSEMBLÉE DES TROIS DYNASTIES
Du fond de ses appartements, la reine Clémence entendit les « hauts hommes » se rendre à l’assemblée ; le tumulte de leurs voix se répercutait sous les voûtes et dans les cours.
La réclusion de quarante jours, que les rites du deuil imposaient à la reine, venait de prendre fin la veille. Clémence, ingénument, avait cru la date de la réunion choisie tout exprès pour lui permettre d’y assister. Aussi s’était-elle préparée à cette réapparition solennelle avec intérêt, curiosité, impatience même, et comme si elle reprenait goût à vivre. Mais, à la dernière minute, un conseil de médecins, parmi lesquels les physiciens personnels du comte de Poitiers et de la comtesse Mahaut, lui avait interdit de s’exposer à une fatigue jugée dangereuse pour son état.
Cette décision, en vérité, satisfaisait les divers partis de la cour, car personne ne se souciait de faire valoir les droits de Clémence à la régence. Pourtant, puisque l’on cherchait avec tant d’opiniâtreté, dans les coutumes du royaume, des précédents dont s’inspirer, on ne pouvait manquer de se souvenir d’Anne de Kiev, veuve d’Henri Ier, partageant le gouvernement avec son beau-frère Beaudoin de Flandre « par cette qualité indélébile qui lui avait été conférée par le sacre » ; et l’exemple, plus proche encore, de la reine Blanche de Castille, était présent aux mémoires.[10]
Mais le dauphin de Viennois, beau-frère de Clémence et le plus naturellement désigné pour la défendre, avait partie liée avec Philippe de Poitiers.
Mais Charles de Valois, bien qu’il se donnât comme le grand protecteur de sa nièce, ne songeait qu’à travailler pour lui-même.
Mais le duc Eudes de Bourgogne qui était là, ainsi qu’il le déclarait, en représentant de la succession de sa sœur Marguerite, souhaitait en premier chef l’éviction de Clémence.
Restée trop peu de mois au trône pour s’y être fait connaître et y avoir pris ascendant sur les barons, la belle Angevine n’était déjà plus considérée que comme la survivante d’un règne bref, troublé, et à maints égards calamiteux.
— Elle n’a pas porté chance au royaume, disait-on.
Et si l’on tenait compte d’elle en tant que future mère, on lui marquait bien que comme reine elle avait cessé d’exister.
Enfermée dans l’aile du palais, elle entendit décroître les voix ; l’assemblée entrait en séance dans la salle du Grand Conseil dont on fermait les portes.
« Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi ne suis-je restée à Naples ! »
Et elle se mit à sangloter en songeant à son enfance, à la mer bleue, à ce peuple grouillant, bruyant, généreux, compatissant à la douleur, son peuple qui savait si bien aimer…
Pendant ce temps, Miles de Noyers lisait aux barons le règlement de succession.
Le comte de Poitiers avait pris soin de ne s’entourer d’aucun des attributs de la majesté royale. Son faudesteuil était au centre de l’estrade, mais il avait refusé qu’on le surmontât d’un dais. Lui-même était vêtu d’étoffe sombre et sans aucun ornement. Il semblait dire : « Messeigneurs, nous sommes ici en conseil de travail. » Simplement, trois sergents massiers se tenaient debout derrière son siège. Il assurait l’exercice de la souveraineté, sans pour autant s’en prétendre investi. Mais il avait soigneusement préparé la salle et fait à chacun assigner sa place par les chambellans, selon un cérémonial à la fois assez arbitraire et assez roide où les assistants retrouvaient les façons de Philippe le Bel.
À la droite de Philippe était assis Charles de Valois, et aussitôt après le connétable Gaucher de Châtillon, ceci pour surveiller l’ex-empereur de Constantinople et l’isoler de son clan. Philippe de Valois était relégué à six rangs de son père. À main gauche, Poitiers avait mis son oncle Louis d’Évreux puis son frère Charles de La Marche, empêchant de la sorte celui-ci de pouvoir se concerter avec Valois en cours de séance et revenir sur la parole par eux donnée quatre jours plus tôt.
Mais l’attention du comte de Poitiers se tournait surtout vers son cousin le duc de Bourgogne, placé en retour d’estrade, et qu’il avait flanqué de la comtesse Mahaut, du dauphin de Viennois, du comte de Savoie et d’Anseau de Joinville.
Philippe savait que le jeune duc allait parler au nom de sa mère, la duchesse Agnès, à laquelle sa qualité de fille de Saint Louis conférait, même absente, un grand prestige sur les seigneurs. Tout ce qui touchait au souvenir de Louis IX était objet de vénération ; et les rares survivants qui pouvaient témoigner de l’avoir vu ou servi, qui avaient recueilli sa parole ou reçu son affection, se trouvaient revêtus d’un caractère un peu sacré.
Il suffirait à Eudes de Bourgogne de dire : « Ma mère, fille de notre Sire Saint Louis qui la bénit au front avant d’aller mourir en terre infidèle… » pour bouleverser l’assistance.
10
La prise du pouvoir par Blanche de Castille n’alla pas d’ailleurs sans difficultés. Bien que désignée par un acte du roi Louis VIII, son époux, comme tutrice et régente, Blanche se heurta à une hostilité violente des grands vassaux.
Bien est France abâtardie,
Seigneurs barons entendez,
Quand à femme on l’a baillie,
écrivit Hugues de la Ferté.
Mais Blanche de Castille était d’une autre trempe que Clémence de Hongrie. En outre, elle était reine depuis dix ans et avait donné le jour à douze enfants. Elle triompha des barons grâce à l’appui du comte Thibaud de Champagne qu’on lui prêta pour amant.