Aussi, afin de faire échec à cette manœuvre, Philippe de Poitiers avait fait surgir dans son jeu une pièce maîtresse et tout inattendue : Robert de Clermont, l’autre survivant des onze enfants du roi canonisé, le sixième et dernier fils. Voulait-on absolument la caution de Saint Louis ? Eh bien, Poitiers la produisait !
Or la présence de Robert de Clermont était d’autant plus marquante et impressionnante qu’il ne se montrait plus à la cour depuis bien longtemps ; sa dernière apparition remontait à près de cinq ans ; son existence était presque oubliée, et lorsqu’on s’en souvenait nul n’osait en parler qu’à voix basse.
En effet, le grand-oncle Robert était fou, depuis qu’à l’âge de vingt-quatre ans il avait reçu un coup de masse d’armes sur la tête. Folie frénétique, mais intermittente, avec de longues périodes d’accalmie qui avaient permis à Philippe le Bel de se servir de lui, parfois, pour des missions décoratives. Cet homme-là n’était pas dangereux par ce qu’il disait ; il parlait à peine. Il était dangereux par ce qu’il pouvait faire, car rien ne signalait jamais qu’une crise allait le saisir et le jeter, glaive en main, contre ses familiers. Il offrait alors le pénible spectacle d’un seigneur de soixante-deux ans, aussi majestueux d’aspect que noble de race, qui soudain fendait les meubles, tranchait les tentures, et poursuivait les femmes de service devenues ses adversaires en tournoi.[11]
Le comte de Poitiers l’avait fait asseoir sur l’autre aile de l’estrade, en pendant au duc de Bourgogne, et à proximité d’une porte. Deux écuyers monumentaux se tenaient à courte distance, chargés de le ceinturer à la moindre alerte. Clermont laissait flotter un regard méprisant, ennuyé, absent, qui se fixait soudain sur un visage, avec l’inquiétude douloureuse des souvenirs irretrouvables, puis s’éteignait. On l’observait, et sa vue causait un vague malaise.
Tout auprès de ce fol siégeait son fils, Louis de Bourbon, lequel était boiteux, ce qui semblait l’avoir toujours gêné pour attaquer en bataille, mais non pas pour fuir, ainsi qu’il l’avait montré à Courtrai. Dégingandé, contrefait et couard, Bourbon, en revanche, n’était pas dépourvu de clairvoyance ; aussi venait-il de rallier, comme à son ordinaire, la protection du parti le plus fort.
De ces deux princes, l’un pris à la tête et l’autre aux jambes, descendrait la longue lignée des Bourbons.
Ainsi, en cette assemblée du 16 juillet 1316, se trouvaient réunies les trois branches capétiennes qui allaient pour cinq siècles encore régner sur la France. Les trois dynasties pouvaient ce jour-là se contempler, en leur fin ou en leur souche : celle des Capétiens directs qui s’éteindrait bientôt par Philippe de Poitiers et Charles de La Marche ; celle des Valois qui, avec le fils de Charles, prendrait la suite pour treize règnes ; celle enfin des Bourbons, qui n’apparaîtrait au trône qu’à l’extinction des Valois, lorsqu’il faudrait remonter une fois encore à la descendance de Saint Louis pour désigner un roi. Chaque rupture de dynastie s’accompagnerait de guerres épuisantes, dévastatrices. Et chaque race se terminerait par trois frères…
La combinaison entre les actes des hommes et l’imprévu des destins ne cessera jamais d’étonner. Toute l’histoire de la monarchie française, pendant cinq siècles, avec ses grandeurs et ses drames, devait découler du règlement de succession que Miles de Noyers, ancien maréchal de l’ost et conseiller au Parlement, achevait de lire aux « hauts hommes du royaume », ce 16 juillet-là.
Alignés sur des bancs ou adossés aux murs, barons, prélats, grands officiers, docteurs, juristes et délégués des bourgeois de Paris, avaient écouté attentivement. Philippe de Poitiers les regardait, plissant les yeux pour combattre sa myopie qui brouillait un peu les visages et estompait le contour des groupes.
« J’ai un fils ; j’ai un fils, se disait-il avec bonheur, et ils ne l’apprendront que demain. » Il se disposait à soutenir l’attaque du duc de Bourgogne. Or l’assaut vint d’un autre côté.
Il y avait en cette assemblée un homme dont rien ne pouvait avoir raison, que la noblesse du sang n’impressionnait pas car il était du meilleur, qui ne s’inclinait pas devant la force car il était capable de renverser un bœuf, et sur lequel n’avait prise aucune combinaison autre que celles échafaudées par lui-même. Ce personnage était Robert d’Artois. Ce fut lui, aussitôt que Miles de Noyers eut terminé la lecture, qui se leva pour engager le combat, sans s’être concerté avec personne.
Comme chacun, ce jour-là, faisait étalage de sa famille, Robert d’Artois avait amené sa mère, Blanche de Bretagne, une toute petite femme au visage mince, aux cheveux blancs, aux membres frêles, et qui semblait constamment stupéfaite d’avoir donné le jour à une telle merveille de géant.
Coudes écartés, et les pouces passés dans sa ceinture d’argent, Robert d’Artois lança :
— Je m’ébaubis, Messeigneurs, qu’on nous vienne offrir un nouveau règlement de régence, de toutes pièces fabriqué pour le propos, alors qu’il en existe déjà un, dicté par notre dernier roi.
Les yeux se tournèrent vers le comte de Poitiers, et certains des assistants se demandèrent avec inquiétude si l’on n’avait pas escamoté une partie du testament de Louis X.
— Je ne vois pas, mon cousin, dit Philippe de Poitiers, de quel règlement vous voulez parler. Vous étiez présent aux derniers moments de mon frère, avec bien d’autres seigneurs qui sont ici, et nul ne m’a jamais fait savoir qu’il eût exprimé aucune volonté à ce sujet.
— Aussi bien, mon cousin, répliqua Robert d’un ton narquois, quand je dis « notre dernier roi », je ne parle pas de votre frère Louis Dixième, que Dieu garde !… mais de votre père, notre bien-aimé Sire Philippe le Bel… que Dieu garde en même temps ! Or le roi Philippe avait décidé, écrit et fait jurer à ses pairs, par serment, que s’il venait à mourir avant que son fils fût assez homme pour exercer le gouvernement, les offices royaux et la charge de régence seraient remis à son frère, Monseigneur Charles, comte de Valois. Adoncques, mon cousin, puisque aucun autre règlement n’a été fait depuis, c’est bien celui-là, il me semble, qu’il faudrait appliquer.
Blanche de Bretagne opinait de la tête, souriait d’une bouche sans dents et promenait à la ronde ses yeux vifs et brillants, conviant du regard ses voisins à approuver l’intervention de son fils. Il n’était parole prononcée par ce braillard, procès soutenu par ce chicanier, violence ou truanderie commise par ce mauvais sujet, qu’elle n’approuvât, n’admirât, comme la révélation d’un prodige vivant. Elle reçut, donné par un signe de paupières, un remerciement muet du comte de Valois.
Philippe de Poitiers, un peu incliné sur l’accoudoir de son faudesteuil, agita lentement la main.
— J’admire, Robert, j’admire, dit-il, de vous voir si empressé aujourd’hui à suivre la volonté de mon père, alors que vous fûtes si peu obéissant à sa justice, en son vivant. Les bons sentiments vous viennent avec l’âge, mon cousin ! Soyez rassuré. C’est précisément la volonté du roi Philippe que nous nous sommes efforcés de respecter. N’est-il pas vrai, mon oncle ? ajouta-t-il à l’adresse de Louis d’Évreux.
Louis d’Évreux, qui depuis six semaines s’opposait aux manœuvres de Valois et de Robert d’Artois, prit la parole.
— Le règlement sur lequel vous vous fondez, Robert, vaut pour le principe, mais non indéfiniment pour la personne. Que pareil accident, dans cinquante ou cent ans, survienne encore à la couronne, ce ne sera pas mon frère Charles qu’on ira chercher pour régenter le royaume… si longue vie que je lui souhaite. Notre sire Dieu n’a pas fait Charles éternel tout exprès. Le règlement, en établissant que la régence revient au frère le plus avancé en âge, désigne donc bien Philippe et c’est pourquoi, l’autre jour, nous lui avons prêté hommage. Ne remettez donc pas en question ce qui est tranché.
11
On constate une frappante similitude entre la folie de Robert de Clermont et celle de Charles VI, deux fois son arrière-neveu, à la cinquième génération par les hommes et à la quatrième par les femmes.
Dans les deux cas, la démence débute par un choc d’armes, avec traumatisme crânien chez Clermont, sans traumatisme chez Charles VI, mais qui déclenche une manie furieuse chez l’un comme chez l’autre : mêmes périodes de crises frénétiques suivies de longues rémissions où le sujet reprenait un comportement en apparence normal ; même goût obsessionnel des tournois qu’on ne pouvait les empêcher d’organiser et auxquels ils paraissaient, bien que parfois en état de délire. Clermont, tout dément et dangereux qu’il était, avait autorisation de chasser dans l’ensemble du domaine royal. Il se présenta même à l’ost de Philippe le Bel, pendant l’une des campagnes de Flandre, tout ainsi que Charles VI, fou depuis vingt ans, assista au siège de Bourges et aux combats contre le duc de Berry.