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— Je vous reconnais, Philippe, parce que le mieux désigné en droit, et parce que le plus sage. Que veille sur vous depuis le Ciel l’âme sainte de mon père, pour vous aider à garder paix au royaume et défendre notre sainte foi.

Un mouvement de stupéfaction heureuse parcourut les rangs des barons. Que se passait-il donc dans la tête de cet homme pour qu’il oscillât ainsi, sans transition, du délire à la raison, du ridicule à la grandeur ?

Il mit beaucoup de lenteur, beaucoup de noblesse à s’agenouiller devant son petit-neveu, étendit les mains ; lorsqu’il se releva et se retourna, ayant reçu l’accolade, ses vastes yeux bleus étaient noyés de larmes.

L’assemblée entière se mit debout et fit une longue ovation aux deux princes.

Philippe se trouvait confirmé dans la régence par tout le royaume, à l’exception d’une province, la Bourgogne, et d’un homme seul, Robert d’Artois.

XI

LES FIANCÉS JOUENT À CHAT PERCHÉ

Quitter à grand fracas une assemblée politique, pour marquer un désaccord, n’empêcha jamais le protestataire de dîner ensuite à la même table que ses adversaires.

En dépit de son éclat du matin, le duc de Bourgogne, dûment prié, accepta de paraître au banquet de famille que le comte de Poitiers offrait, ce même jour, au manoir de Vincennes.

Or la famille de France, cousinage et dignitaires compris, groupait plus d’une centaine de personnes qui se transportèrent donc à Vincennes et s’assirent, entre haute et basse vesprée, c’est-à-dire vers cinq heures de l’après-midi, autour de longues tables à tréteaux couvertes de nappes blanches.

La présence du duc de Bourgogne rendait plus marquante l’absence de Robert d’Artois.

— Mon fils est tombé faible en sortant du Palais, tant les choses qu’il avait entendues lui avaient donné tourment, dit Madame Blanche de Bretagne.

— Tombé faible, vraiment ? répondit Philippe de Poitiers. J’espère qu’il ne s’est pas blessé en chéant de si haut !

Nul ne s’étonna en revanche de ne pas apercevoir le comte de Clermont, reconduit en hâte à sa demeure aussitôt l’hommage rendu. On félicita Louis de Bourbon de la belle impression qu’avait produite son père, en déplorant que la maladie de celui-ci, noble maladie d’ailleurs puisqu’elle provenait d’un accident d’armes, ne lui permît pas une participation plus fréquente aux affaires du royaume.

Le repas s’ouvrit dans une relative bonne humeur. Le connétable et le duc de Bourgogne avaient été placés à telle distance que le feu entre eux ne pût reprendre. Valois pérorait pour son compte.

Le plus étonnant, en ce dîner, était le nombre des enfants. Car Eudes de Bourgogne ayant posé comme condition à sa venue que la petite Jeanne de Navarre serait présente, en réparation de l’outrage à elle fait pendant l’assemblée, le comte de Poitiers avait tenu à amener ses trois filles, et donc le comte de Valois ses plus jeunes rejetons, et le comte d’Évreux son fils et sa fille qui en étaient encore à jouer aux marionnettes, et le dauphin de Viennois son « dauphiniet » Guigues, fiancé de la troisième fille du régent, et Louis de Bourbon ses enfants en âge de marcher… On ne parvenait pas à s’y retrouver dans les prénoms ; les Blanche et les Isabelle, les Charles et les Philippe foisonnaient ; lorsque quelqu’un appelait : « Jeanne ! », six têtes se tournaient à la fois.

Tous ces cousins étaient destinés à se marier entre eux, pour servir les combinaisons politiques de leurs parents, qui avaient été, eux aussi, mariés de la même façon, dans la plus étroite consanguinité. Que de dispenses il faudrait demander au pape pour faire passer les intérêts territoriaux avant les décrets de la religion ! Et que d’autres boiteux, que d’autres déments en perspective ! La seule différence entre la descendance d’Adam et celle de Capet, était qu’en la seconde on évitait encore de se reproduire entre frères et sœurs.

Le dauphiniet et sa fiancée, la petite Isabelle de Poitiers, qu’on n’appellerait bientôt plus qu’Isabelle de France, offraient le spectacle de la plus touchante entente. Ils mangeaient au même plat ; le dauphiniet choisissait pour sa future épouse les meilleurs morceaux de ragoût d’anguille, en fouillant avec application dans la sauce, et les lui mettait de force dans la bouche, lui barbouillant tout le visage. Les autres bambins les enviaient beaucoup d’avoir déjà une situation de couple ; on allait leur constituer à l’intérieur de la maison du régent leur petit hôtel personnel avec leur valet à cheval, leur valet à pied, leurs femmes de chambre.

Jeanne de Navarre, elle, ne mangeait rien. Sa présence à ce festin avait été imposée, et comme les enfants sont vifs à deviner les sentiments de leurs parents et à en exagérer les démonstrations, tout le cousinage de cette malheureuse orpheline se détournait d’elle. Jeanne était parmi les plus petits ; elle n’avait que cinq ans. À la seule différence qu’elle était blonde, elle commençait de montrer de nombreux traits de ressemblance, front bombé, pommettes hautes, avec sa mère. Enfant solitaire qui ne savait pas jouer et vivait entre les domestiques dans les immenses salles vides de l’hôtel de Nesle, elle n’avait jamais vu tant de monde assemblé, ni entendu pareille rumeur de voix et de vaisselle ; et elle regardait avec un mélange d’admiration et d’effroi cette débauche de victuailles sans arrêt déversées sur les tables crénelées de forts mangeurs. Elle sentait bien qu’on ne l’aimait pas ; lorsqu’elle posait une question, nul ne lui répondait ; si jeune qu’elle fût, elle avait l’esprit assez développé déjà pour penser : « Mon père était roi, ma mère était reine ; ils sont morts et plus personne ne me parle. » Elle ne devait jamais oublier le dîner de Vincennes. À mesure que le ton des voix montait, que les rires se répondaient, la tristesse de la petite Jeanne, sa détresse dans ce banquet de géants, devenaient plus pesantes Louis d’Évreux qui, de loin, la vit prête à pleurer, lança à son fils :

— Philippe ! Veille un peu à ta cousine Jeanne.

Le petit Philippe Voulut alors imiter le dauphiniet et poussa entre les lèvres de sa voisine un morceau d’esturgeon à la sauce d’orange, qu’elle cracha dédaigneusement sur la nappe.

Comme les échansons s’employaient à remplir sans cesse les hanaps, il fut bientôt évident que cette marmaille habillée de brocart allait être malade et, dès avant le sixième service, on l’envoya jouer dans les cours. Il advint donc à ces enfants de roi ce qui arrive à tous les enfants du monde lors des repas de fête, ils furent privés de leurs mets préférés, sucreries, pièces montées et desserts.

Aussitôt le festin terminé, Philippe de Poitiers prit le duc de Bourgogne par le bras et lui dit qu’il souhaitait l’entretenir en particulier.

— Allons prendre les dragées un peu à l’écart, mon cousin. Venez donc avec nous, mon oncle, ajouta-t-il en se tournant vers Louis d’Évreux.

Et il appela aussi Guillaume de Mello, conseiller du duc, afin que les parties fussent à égalité. Il entraîna les trois hommes dans une petite salle attenante où, tandis qu’on passait le vin sucré et les épices de chambre, il commença d’expliquer combien il désirait parvenir à un accommodement, et quels étaient les avantages du règlement de régence.

— C’est parce que je sais qu’à présent les têtes sont fort montées, dit-il, que j’ai voulu repousser les décisions finales jusqu’à la majorité de Jeanne. D’ici là, dix ans seront passés, et vous savez comme moi qu’en dix ans les opinions changent assez, ne serait-ce que parce que ceux qui professaient les plus violentes peuvent venir à mourir. Je pensais donc, mon cousin, vous servir en agissant de la sorte, et je crois que vous avez mal compris mon dessein. Puisque Valois et vous ne vous pouvez pour l’heure accorder ensemble, accordez-vous chacun avec moi.