Le duc de Bourgogne demeurait renfrogné. Il n’était pas un homme intelligent, il craignait toujours qu’on ne le voulût tromper, ce qui ne lui évitait pas de l’être fréquemment. La duchesse Agnès, que l’amour maternel n’aveuglait pas, l’avait avant le départ solidement sermonné.
— Prends garde à ne point te faire berner. Ne parle pas avant d’avoir pensé, et si tu ne penses rien, tais-toi pour laisser parler messire de Mello qui a l’esprit plus fin que tu ne l’as.
Eudes de Bourgogne, à vingt-deux ans, et investi des titres et fonctions de duc, vivait encore dans la terreur de sa mère, et tremblait d’avoir à se justifier devant elle. Il n’osa répondre de front aux ouvertures de Philippe.
— Ma mère vous a fait tenir une lettre, mon cousin, par laquelle elle vous disait… que disait cette lettre, messire de Mello ?
— Madame Agnès demandait que Madame Jeanne de Navarre fût remise à sa garde, et elle s’étonne, Monseigneur, que vous ne lui ayez point encore fait réponse.
— Mais comment le pouvais-je, mon cousin ? répondit Philippe s’adressant toujours à Eudes comme si Mello n’avait joué entre eux que le rôle d’interprète d’une langue étrangère. C’est une décision qui relève de la régence. Me voici aujourd’hui seulement en mesure de faire droit à cette requête. Qui vous prouve, mon cousin, que je songe à refuser ? Vous emmènerez, je pense, votre nièce avec vous.
Le duc, tout surpris de trouver si peu de résistance, regarda Mello, et son visage semblait dire « Mais voici un homme avec lequel on peut s’entendre ! »
— À condition, mon cousin, reprit le comte de Poitiers, à condition bien sûr que votre nièce ne soit pas mariée sans mon consentement. C’est là chose évidente, l’affaire intéresse trop la couronne, et vous ne pourriez vous passer de notre avis pour donner époux à une fille qui peut devenir un jour reine de France.
La seconde partie de la phrase fit passer la première. Eudes crut vraiment qu’il était dans l’esprit de Philippe de faire couronner Jeanne si la reine Clémence n’accouchait pas d’un fils.
— Certes, certes, mon cousin, dit-il, sur ce point nous sommes bien dans l’agrément.
— Alors, rien ne nous divise plus et nous allons signer un bon accord, dit Philippe.
Sans attendre, il fit mander Miles de Noyers, qui avait la meilleure plume pour rédiger ce genre de traité.
— Veuillez, messire, lui dit-il, nous coucher ceci sur vélin. « Nous, Philippe, pair et comte de Poitiers, régent des deux royaumes par la grâce de Dieu et notre bien-aimé cousin, magnifique et puissant seigneur Eudes IV, pair et duc de Bourgogne, nous jurons sur les Saintes Écritures de nous rendre bon service et loyale amitié. » C’est l’idée, messire de Noyers, qu’en gros je vous exprime là… « Et par cette amitié que nous nous jurons, avons en commun décidé que Madame Jeanne de Navarre…»
Guillaume de Mello tira le duc par la manche et lui dit un mot à l’oreille, à quoi le duc comprit qu’il était en train de se laisser jouer.
— Eh ! mais mon cousin, s’écria-t-il, ma mère ne m’avait point autorisé à vous reconnaître pour régent !
On fut bientôt dans l’impasse. Philippe ne consentait à se dessaisir de l’enfant que si le duc avalisait le règlement de régence. Il offrit diverses garanties. Mais l’autre s’obstinait ; c’était sur les droits à la couronne qu’il exigeait un engagement formel.
« S’il n’y avait point ce Mello, qui est rusé, pensait le comte de Poitiers, Eudes aurait déjà capitulé. » Il feignit la fatigue, étendit ses longues jambes, croisa les pieds l’un sur l’autre, se frotta le menton.
Louis d’Évreux observait et se demandait comment son neveu pourrait se tirer d’affaire. « Je vois bientôt des lances s’agiter du côté de Dijon », se disait cet homme sage. Il était sur le point d’intervenir pour conseiller : « Allons cédons sur les droits de la couronne », lorsque Philippe demanda soudain au Bourguignon :
— Voyons, mon cousin, n’avez-vous pas désir de vous marier ?
L’autre ouvrit des yeux ronds, croyant d’abord, car il n’était pas vif, que Philippe envisageait de le fiancer à Jeanne de Navarre.
— Puisque nous venons de nous jurer éternelle amitié, reprit Philippe comme s’il tenait pour acquises les quelques lignes restées inachevées, et que par-là, mon cher cousin, vous me donnez grand appui, je voudrais vous faire, à mon tour, belle manière, et j’aurais plaisir à doubler notre lien d’affection par plus étroite parenté. Que ne prendriez-vous en mariage ma fille aînée, Jeanne ?
Eudes IV regarda Mello, puis Louis d’Évreux, puis Miles de Noyers qui attendait, le calame levé.
— Mais, mon cousin, quel âge a-t-elle ? demanda-t-il.
— Elle a huit ans, mon cousin, répondit Philippe qui prit un temps, puis ajouta : elle peut avoir aussi la comté de Bourgogne, qui nous vient de sa mère.
Eudes releva la tête comme un cheval qui sent l’avoine. La réunion des deux Bourgognes, le duché et la comté, les ducs héréditaires ne cessaient d’en rêver depuis le temps de Robert Ier, petit-fils de Hugues Capet. Joindre la cour de Dole à celle de Dijon, unir les territoires qui allaient d’Auxerre à Pontarlier et de Mâcon à Besançon, avoir une main en France et l’autre vers le Saint Empire, puisque la comté était palatine, ce mirage devenait-il soudain réalité ? La route de l’Empire s’ouvrait, et ses vieux prestiges carolingiens…
Louis d’Évreux ne put s’empêcher d’admirer l’audace de son neveu ; dans un jeu qui semblait perdu, c’était grosse relance qu’il faisait là. Mais à y regarder de plus près, le raisonnement de Philippe se concevait sans peine ; il ne proposait finalement que les terres de Mahaut. On avait donné à celle-ci l’Artois, aux dépens de Robert, pour qu’elle lâchât la comté ; on avait fait glisser à Philippe, par la dot de sa femme, la comté, pour qu’il pût postuler à l’élection impériale. Maintenant Philippe guignait la couronne de France, ou tout au moins la régence pour dix ans à courir ; la comté avait donc moins de raisons de l’intéresser, à condition qu’elle n’allât qu’à un vassal, ce qui était le cas.
— Pourrais-je voir Madame votre fille ? demanda Eudes aussitôt et sans plus songer d’en référer à sa mère.
— Vous l’avez vue tout à l’heure, mon cousin, au repas.
— Certes, mais je l’avais mal regardée… je veux dire, je ne l’avais point considérée de cet œil.
On envoya chercher la fille aînée du comte de Poitiers, qui était occupée à jouer à chat perché avec les autres enfants.[13]
— Que me veut-on ? Qu’on me laisse à rire, dit la petite fille qui poursuivait le dauphiniet du côté des écuries.
— Monseigneur votre père vous requiert, lui dit-on.
Elle prit le temps d’attraper le petit Guigues, de lui crier : « Chat ! » en le frappant dans le dos, et puis suivit, boudeuse, mécontente, le chambellan qui la prit par la main.
Encore tout essoufflée, les joues moites, les cheveux sur le visage, et sa robe brochée couverte de poussière, elle se présenta ainsi à son cousin Eudes qui avait quatorze ans de plus qu’elle. Une petite fille ni laide ni jolie, encore maigriotte, et qui ne se doutait nullement que son destin se confondait en cet instant avec celui de la France… Il est des enfants qui donnent tôt à deviner la mine qu’ils auront adultes ; sur celle-ci on ne distinguait rien. On ne voyait que la comté de Bourgogne, en auréole.
13
Les jouets et jeux d’enfants n’ont pratiquement pas varié depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. C’étaient déjà balles et ballons faits de cuir ou d’étoffe, cerceaux, toupies, poupées, chevaux de bois et palets. On jouait à colin-maillard, aux barres, à la courte-paille, à chat perché, à la main chaude, à cache-cache et à saute-mouton, ainsi qu’aux marionnettes. Les petits garçons, dans les familles riches, possédaient des imitations d’armements faits à leurs mesures : heaumes de fer léger, robes de mailles, épées sans tranchant, ancêtres des modernes panoplies de général ou de cow-boy.