Выбрать главу

Une province est belle chose ; encore faut-il que la femme ne soit pas difforme. « Si elle a les jambes droites, j’accepte », se dit le duc. Il était bien placé pour se défier de cette sorte de surprise, puisque sa seconde sœur, la cadette de Marguerite, qu’on avait mariée à Philippe de Valois, n’avait pas les talons à la même hauteur.[14] Dans l’animosité présente des Valois envers la Bourgogne, cette boiterie-là, qui n’apparaissait pas au contrat, entrait pour quelque chose ! Le duc demanda donc, sans que cela parût surprendre personne, qu’on voulût bien relever les jupes de l’enfant pour juger de la façon dont ses pieds étaient faits. La petite n’avait pas la cuisse ni le mollet gras ; elle tenait de son père. Mais l’os était bien droit.

— Vous avez raison, mon cousin, dit le duc. Ce serait là bonne façon de sceller notre amitié.

— Vous voyez bien ! dit Poitiers. Ne vaut-il pas mieux cela que de se quereller ? Je veux désormais vous appeler beau-fils.

Il lui ouvrit les bras ; le gendre avait, à trente mois près, l’âge de son beau-père.

— Allez, ma fille, allez à votre tour baiser votre fiancé, dit Philippe à l’enfant.

— Ah ! il est mon fiancé ? dit la petite.

Elle se redressa d’un air orgueilleux.

— Eh mais ! ajouta-t-elle, il est plus grand que le dauphiniet.

« Comme j’ai bien agi le mois dernier, pensait Philippe, en ne donnant au dauphin que ma troisième fille, et en gardant celle-ci qui pouvait disposer de la comté ! »

Le duc de Bourgogne dut soulever sa future épouse jusqu’à ses joues afin qu’elle y posât un gros baiser mouillé ; puis, dès qu’elle eut retouché terre, elle partit vers la cour, pour annoncer fièrement aux autres enfants :

— Je suis fiancée !

Les jeux s’interrompirent.

— Et pas un petit fiancé comme le tien, dit-elle à sa sœur en désignant le dauphiniet. Le mien est grand comme notre père.

Puis, apercevant la petite Jeanne de Navarre qui boudait, un peu à l’écart, elle lui lança :

— Maintenant, je vais être ta tante.

— Pourquoi ma tante ? demanda l’orpheline.

— Parce que je serai la femme de ton oncle Eudes.

Une des dernières filles du comte de Valois, déjà dressée à tout répéter, se précipita dans le château, trouva son père qui complotait en compagnie de Blanche de Bretagne et de quelques seigneurs de son parti et lui rapporta ce qu’elle venait d’entendre. Charles se leva, rejetant son siège derrière lui, et fonça, tête en avant, vers la pièce où se tenait le régent.

— Ah ! mon cher oncle, vous êtes bienvenu ! s’écria Philippe de Poitiers ; j’allais justement vous faire mander pour être témoin de notre accord.

Et il lui tendit l’acte dont Miles de Noyers venait de terminer ainsi la rédaction : «…pour signer ici avec tous nos parents les conventions que nous venons défaire avec notre bon cousin de Bourgogne, et par lesquelles nous nous accordons sur le tout. »

Amère semaine pour l’ex-empereur de Constantinople, qui n’eut qu’à s’exécuter. À sa suite, Louis d’Évreux, Mahaut d’Artois, le dauphin de Viennois, Amédée de Savoie, Charles de La Marche, Louis de Bourbon, Blanche de Bretagne, Guy de Saint-Pol, Henry de Sully, Guillaume d’Harcourt, Anseau de Joinville et le connétable Gaucher de Châtillon, apposèrent leur seing au bas des conventions.

Le tardif crépuscule de juillet tombait sur Vincennes. La terre et les arbres restaient imprégnés de la chaleur de la journée. La plupart des hôtes étaient partis.

Le régent alla faire quelques pas sous les chênes, en compagnie de ses familiers les plus dévoués, ceux qui le suivaient depuis Lyon et avaient assuré son triomphe. Ils plaisantaient un peu sur l’arbre de Saint Louis qu’on ne parvenait pas à retrouver. Soudain, le régent dit :

— Messeigneurs, j’ai douce joie au cœur ; ma bonne épouse, ce jour, a mis au monde un fils.

Il respira profondément, avec bonheur, avec délice, et comme si l’air du royaume de France lui avait vraiment appartenu.

Il s’assit sur la mousse. Le dos appuyé à un tronc, il contemplait la découpure des feuilles sur le ciel encore rose, lorsque le connétable de Châtillon arriva à grands pas.

— Je viens vous apporter une mauvaise nouvelle, dit-il.

— Déjà ? fit le régent.

— Votre cousin Robert s’est emparti tout à l’heure pour l’Artois.

DEUXIÈME PARTIE

L’ARTOIS ET LE CONCLAVE

I

L’ARRIVÉE DU COMTE ROBERT

Une douzaine de cavaliers, venant de Doullens et conduits par un géant en cotte d’armes rouge sang, traversèrent au galop le village de Bouquemaison et puis s’arrêtèrent à cent toises de là. La vue depuis cet endroit découvrait un vaste plateau de terre à blé, coupé de vallonnements, de hêtraies, et qui descendait par paliers vers un horizon de forêts.

— Ici commence l’Artois, Monseigneur, dit l’un des cavaliers, le sire Jean de Varennes, en s’adressant au chef de la troupe.

— Mon comté ! Voici enfin mon comté, dit le géant. Voici ma bonne terre que depuis quatorze années je n’ai pas foulée !

Le silence de midi s’étendait sur les champs écrasés de soleil. On n’entendait que la respiration des chevaux soufflant après l’effort et le vol des bourdons ivres de chaleur.

Robert d’Artois sauta brusquement à bas de sa monture, dont il lança la bride à son valet Lormet, grimpa le talus en écrasant les herbes, et entra dans le premier champ. Ses compagnons restèrent immobiles, respectant la solitude de sa joie. Robert avançait de son pas de colosse à travers les épis, déjà lourds et dorés, qui lui montaient aux cuisses. De la main, il les caressait comme la robe d’un cheval docile ou les cheveux d’une maîtresse blonde.

— Ma terre, mon blé ! répétait-il.

On le vit soudain s’abattre dans le champ, s’y étendre, s’y vautrer, s’y rouler follement parmi les graminées comme s’il voulait s’y confondre ; il mordait les épis, à pleines dents, pour trouver au cœur du grain cette saveur laiteuse qu’il a un mois avant la moisson ; il ne sentait même pas qu’il s’écorchait les lèvres aux barbes du froment. Il s’enivrait de ciel bleu, de terre sèche et du parfum des tiges croissantes, faisant autant de ravages, à lui seul, qu’une compagnie de sangliers. Il se releva, superbe et tout froissé, et revint vers ses compagnons le poing serré sur une glane brutalement arrachée.

— Lormet, commanda-t-il à son valet, dégrafe ma cotte, délace ma broigne.[15]

Quand ce fut fait, il glissa la poignée de son blé sous sa chemise, à même la peau.

— Je jure Dieu, Messeigneurs, dit-il d’une voix éclatante, que ces épis ne quitteront point ma poitrine que je n’aie reconquis mon comté jusqu’au dernier champ. En guerre, maintenant !

Il remonta en selle et lança son cheval au galop.

— N’est-ce pas, Lormet, criait-il dans le vent de la course, que la terre ici a meilleur son sous les sabots de nos chevaux ?

— Certes, certes, Monseigneur, répondait le tueur au cœur tendre qui partageait en tout les opinions de son maître. Mais vous avez votre cotte flottante ; ralentissez un peu que je vous rajuste.

Ils chevauchèrent un moment ainsi. Puis le plateau s’abaissa brusquement, et là Robert découvrit, scintillante sous le soleil dans une vaste prairie, une armée de dix-huit cents cuirasses venue l’accueillir. Il n’aurait jamais cru trouver ses partisans si nombreux au rendez-vous.

вернуться

14

La dernière fille d’Agnès de Bourgogne, Jeanne, mariée à Philippe de Valois, futur Philippe VI, était boiteuse tout comme son cousin germain Louis Ier de Bourbon, fils de Robert de Clermont.

La boiterie existait également dans la branche collatérale des Anjou, puisque le roi Charles II, grand-père de Clémence de Hongrie, avait le surnom de Boiteux. Une tradition, reprise d’ailleurs par Mistral dans les Iles d’or, veut que, lorsque l’ambassadeur du roi de France, donc le comte de Bouville, vint demander Clémence en mariage pour son maître, il exigea que la princesse se dévêtit devant lui afin de s’assurer qu’elle avait les jambes droites.

вернуться

15

La broigne était un vêtement de peau, de toile ou de velours, sur lequel étaient cousus des maillons de fer, et qui avait remplacé la cotte de mailles proprement dite. Par-dessus cette broigne, et pour la renforcer, commençaient d’apparaître des éléments dits plates – d’où le nom d’armure de plates – qui étaient des parties de métal plein, forgées à la forme du corps et articulées à la façon des queues d’écrevisses.