— Eh mais, Varennes ! C’est un beau travail que tu as fait là, mon compère ! s’écria Robert ébloui.
Dès que les chevaliers d’Artois l’eurent reconnu, une immense clameur s’éleva de leurs rangs :
— Bienvenue à notre comte Robert ! Longue vie à notre gentil seigneur !
Et les plus empressés lancèrent leurs chevaux vers lui ; les genouillères de fer se heurtaient, les lances oscillaient comme une autre moisson.
— Ah ! Voici Caumont ! voici Souastre ! Je vous reconnais à vos écus, mes compagnons, disait Robert.
Par la ventaille levée de leur casque, les cavaliers montraient des visages ruisselants de sueur, mais que l’allégresse belliqueuse épanouissait. Beaucoup, petits sires de campagne, portaient de vieilles armures démodées, héritées d’un père ou d’un grand-oncle, et qu’ils avaient fait ajuster tant bien que mal à leurs mesures. Ceux-là avant le soir blesseraient aux jointures, et leur corps serait couvert de croûtes saignantes ; tous d’ailleurs avaient dans le bagage de leur valet d’armes un pot d’onguent et des bandes de toile pour se panser.
Au regard de Robert s’offraient tous les échantillons de la mode militaire depuis un siècle, toutes les formes de heaumes et de cervelières ; certains de ses hauberts et de ces grosses épées dataient de la dernière croisade. Des élégants de province s’étaient empanachés de plumes de coq, de faisan ou de paon ; d’autres avaient la tête surmontée d’un dragon doré, et l’un même s’était plu à visser sur son heaume un buste de femme nue qui le faisait beaucoup remarquer.
Tous avaient repeint de frais leurs courts écus où éclataient en couleurs criardes leurs signes d’armoiries, simples ou compliqués selon leur degré d’ancienneté de noblesse, les marques les plus simples appartenant forcément aux plus vieilles familles.
— Voici Saint-Venant, voici Longvillers, voici Nédonchel, disait Jean de Varennes, présentant les chevaliers à Robert.
— Votre féal, Monseigneur, votre féal, disait chacun à l’appel de son nom.
— Féal, Nédonchel… Féal, Bailliencourt… Féal, Picquigny… répondait Robert en passant devant eux.
À quelques jeunots, redressés et tout fiers d’être harnachés en guerre pour la première fois, Robert promit de les armer chevaliers lui-même, s’ils se montraient vaillants dans les prochains engagements.
Puis il décida de nommer sur-le-champ deux maréchaux, comme dans l’ost royal. Il choisit d’abord le sire de Hautponlieu, qui avait travaillé fort activement à rassembler cette noblesse tapageuse.
— Et puis je vais prendre… voyons… toi, Beauval ! annonça Robert. Le régent a un Beaumont pour maréchal ; moi, j’aurai un Beauval.
Les petits seigneurs, friands de jeux de mots et de calembours, acclamèrent en riant Jean de Beauval qui fut ainsi désigné à cause de son nom.
— À présent, Monseigneur Robert, dit Jean de Varennes, quelle route voulez-vous prendre ? Nous rendrons-nous d’abord à Saint-Pol, ou bien droit à Arras ? L’Artois est tout à vous, vous n’avez qu’à choisir.
— Quelle route mène à Hesdin ?
— Celle où vous êtes, Monseigneur, qui passe par Frévent.
— Eh bien, je veux aller tout d’abord au château de mes pères.
Un mouvement d’inquiétude se dessina parmi les chevaliers. C’était bien la malchance que Robert d’Artois, dès son arrivée, voulût aussitôt courir à Hesdin.
Le sire de Souastre, celui qui portait une femme nue sur la tête, et qui s’était beaucoup signalé dans les tumultes de l’automne passé, dit :
— Je crains, Monseigneur, que le château ne soit pas bien en état de vous accueillir.
— Eh quoi ? Il est toujours occupé par le sire de Brosse, qu’y avait placé mon cousin Hutin ?
— Non, non ; nous en avons fait fuir Jean de Brosse ; mais nous avons aussi un peu ravagé le château au passage.
— Ravagé ? dit Robert ; vous ne l’avez pas brûlé ?
— Non, Monseigneur, non ; les murs en sont fermes.
— Mais vous l’avez un peu pillé, pas vrai, mes gentillets ? Eh ! Si ce n’est que cela, vous avez bien fait. Tout ce qui est à Mahaut la gueuse, Mahaut la truie, Mahaut la catin, est à vous, Messeigneurs, et je vous en fais partage.
Comment ne pas aimer un suzerain si généreux ! Les alliés hurlèrent à nouveau qu’ils souhaitaient longue vie à leur gentil comte Robert, et l’armée de la révolte se mit en route vers Hesdin.
On arriva en fin d’après-midi devant les quatorze tours de la ville forte des comtes d’Artois, où le château à lui seul occupait une superficie de douze « mesures », soit près de cinq hectares.
Que d’impôts, de peines et de sueur avait coûté aux petites gens d’alentour ce fabuleux édifice destiné, leur avait-on dit, à les protéger des malheurs de la guerre ! Or, les guerres se succédaient, mais la protection se montrait peu efficace ; et comme on se battait essentiellement pour la possession du château, la population préférait se terrer dans les maisons de torchis en priant Dieu que l’avalanche passât à côté.
Il n’y avait guère de monde dans les rues, à faire fête au seigneur Robert. Les habitants, assez éprouvés par le sac de la veille, se cachaient.
Les abords du château n’offraient rien de plus gai ; la garnison royale, pendue aux créneaux, commençait de fleurer un peu la charogne. À la grand-porte, dite Porte des Poulets, le pont-levis était abaissé. L’intérieur livrait un spectacle de désolation ; des celliers s’écoulait le vin des cuves éventrées ; des volailles mortes gisaient un peu partout ; on entendait des étables monter le meuglement sinistre des vaches pas traites ; et sur les briques qui pavaient, luxe rare, les cours intérieures, l’histoire du récent massacre s’inscrivait en larges flaques de sang séché.
Les bâtiments d’habitation de la famille d’Artois comptaient cinquante appartements ; aucun n’avait été épargné par les bons alliés de Robert. Tout ce qui ne pouvait être enlevé pour décorer les manoirs du voisinage avait été détruit sur place.
Disparue de la chapelle la grande croix en vermeil, ainsi que le buste de Louis IX contenant un fragment d’os et quelques cheveux du saint roi. Disparu le grand calice d’or que s’était approprié Ferry de Picquigny et qu’on devait retrouver en vente, un peu plus tard, chez un boutiquier parisien. Envolés, les douze volumes de la bibliothèque ; escamoté l’échiquier de jaspe et de calcédoine. Avec les robes, les peignoirs, le linge de Mahaut, les petits seigneurs s’étaient fournis de beaux cadeaux pour leurs dames d’amour. Des cuisines même on avait déménagé les réserves de poivre, de gingembre, de safran et de cannelle…[16]
On marchait sur la vaisselle brisée, les brocarts déchirés ; on ne voyait que courtines de lits écroulées, meubles fendus, tapisseries arrachées. Les chefs de la révolte, un peu penauds, suivaient Robert dans sa visite ; mais à chaque découverte le géant éclatait d’un rire si large, si sincère, qu’ils se sentirent bientôt ragaillardis.
Dans la salle des écus, Mahaut avait fait dresser, contre les murs, des statues de pierre représentant les comtes et comtesses d’Artois depuis l’origine jusqu’à elle-même. Tous les visages se ressemblaient un peu, mais l’ensemble avait grand air.
— Ici, Monseigneur, fit constater Picquigny, nous n’avons voulu porter la main sur rien.
— Et vous avez eu tort, mon compère, répondit Robert, car j’aperçois en ces images une tête au moins qui me déplaît. Lormet ! Une masse !
Empoignant le lourd fléau d’armes que lui tendait son valet, il le fit tournoyer trois fois et atteignit d’un coup formidable l’effigie de Mahaut. La statue vacilla sur son socle et la tête se détachant du col alla éclater sur les dalles.
16
Mahaut dressa un état minutieux des vols et dégâts commis en son château de Hesdin, état qui ne comprenait pas moins de cent vingt-neuf articles. Elle intenta un procès devant le parlement de Paris pour obtenir remboursement, ce qui lui fut partiellement accordé par arrêt du 9 mai 1321.