Les prélats avaient donc débordé sur le couvent qui communiquait avec l’église et s’inscrivait dans la même enceinte. Repoussant les moines, ils s’étaient arrangés tant bien que mal à trois par cellule ou par chambre de l’hôtellerie, laquelle se trouvait évidemment fermée aux voyageurs. Chapelains et damoiseaux occupaient les réfectoires.
Le régime alimentaire décroissant n’était pas davantage observé ; l’eût-il été, on n’aurait plus eu bientôt qu’une assemblée de squelettes. Les cardinaux se faisaient donc envoyer quelques gâteries de l’extérieur, qu’on prétendait destinées à l’abbé et aux moines. On appliquait beaucoup d’habileté et de constance à violer le secret des délibérations ; des lettres, chaque jour, entraient au conclave ou en sortaient, glissées dans le pain ou entre les plats vides. L’heure des repas, de la sorte, devenait l’heure du courrier, et la correspondance qui prétendait régler le sort de la chrétienté était fort tachée de graisse.
De tous ces manquements, le comte de Forez instruisait le régent, lequel semblait s’en féliciter. « Plus ils auront commis de fautes et d’inobservances, déclarait Philippe de Poitiers, et mieux nous serons en mesure de sévir quand nous en prendrons décision. Pour les missives, laissez-les s’acheminer, en les ouvrant au passage aussi souvent que vous le pourrez, afin de m’en révéler le contenu. »
Ainsi fut on averti de quatre candidatures qui échouèrent presque aussitôt que posées : celle d’abord d’Arnaud Nouvel, ancien abbé de Fontfroide, dont le comte de Poitiers fit savoir clairement par Jean de Forez « qu’il ne trouvait pas ce cardinal assez ami du royaume de France » ; puis les candidatures de Guillaume de Mandagout, d’Arnaud de Pélagrue et de Bérenger Frédol l’aîné. Gascons et Provençaux se faisaient mutuellement échec. On apprit aussi que le redoutable Caëtani commençait à écœurer une partie des Italiens, et jusqu’à son propre cousin Stefaneschi, par la bassesse de ses intrigues et l’outrance démente de ses calomnies.
N’avait-il pas suggéré d’un ton de plaisanterie – mais on savait ce que de tels propos valaient dans sa bouche ! – d’évoquer le diable et de s’en remettre à lui pour désigner le pape, puisque Dieu semblait renoncer à faire connaître son choix ?
À quoi Duèze, de sa voix chuchotante, avait répondu :
— Ce ne serait pas la première fois, Monseigneur Francesco, que Satan siégerait parmi nous.
Si Caëtani demandait une chandelle, on chuchotait aussitôt qu’il en voulait fondre la cire pour procéder à un envoûtement.
Les cardinaux, jusqu’à leur internement inattendu, s’étaient opposés les uns aux autres pour des motifs de doctrine, de prestige ou d’intérêt. Mais, à présent, d’avoir vécu ensemble tout un mois dans un espace mesuré, ils se haïssaient pour des raisons personnelles, presque des raisons physiques. Certains se négligeaient, ne se rasaient ni ne se lavaient plus, et se laissaient aller à toutes les libertés de nature. Ce n’était plus par promesses d’argent ou de bénéfices que tel candidat cherchait à se gagner des voix, mais en partageant ses rations avec les gloutons, acte formellement prohibé. Alors, les dénonciations couraient d’oreille à oreille :
— Le camerlingue a encore mangé trois plats de son parti…
Si les estomacs, par ces compensations, parvenaient à peu près à se satisfaire, il n’en allait pas de même d’autres appétits ; la chasteté, à laquelle certains cardinaux avaient peu l’habitude de se soumettre, commençait d’aigrir furieusement le caractère de quelques-uns. Une plaisanterie circulait parmi les Provençaux :
— Si d’Auch est prêt à tout pour faire une bonne chère, à Colonne il n’est chair qui ne soit bonne affaire.
Car les deux Colonna, l’oncle et le neveu, deux seigneurs athlétiques et mieux bâtis pour porter la cuirasse que la soutane, traquaient les damoiseaux dans les couloirs du couvent en leur promettant une bonne absolution.
On ne cessait de se jeter à la tête de vieux griefs :
— Si vous n’aviez pas canonisé Célestin… si vous n’aviez pas renié Boniface… si vous n’aviez pas consenti à partir de Rome… si vous n’aviez pas condamné les Templiers…
On s’accusait mutuellement de faiblesse dans la défense de l’Église, d’ambition et de vénalité. À entendre ce que les cardinaux disaient les uns des autres, on eût cru qu’aucun d’eux ne méritait même un vicariat de campagne.
Seul Monseigneur Duèze semblait insensible à l’inconfort, aux intrigues et à la médisance. Depuis deux ans, il avait tant embrouillé les choses entre ses collègues qu’il n’avait plus besoin de se mêler de rien, et pouvait laisser ses perverses machines tourner toutes seules. Frugal par nature et par habitude, la maigreur de la pitance ne le gênait nullement. Il avait choisi de partager sa cellule avec deux cardinaux normands ralliés aux Provençaux, Nicolas de Fréauville, ancien confesseur de Philippe le Bel, et Michel du Bec, qui, trop faibles pour constituer un parti, ne figuraient point parmi les « papables ». On ne les redoutait pas, et leur installation en compagnie de Duèze ne pouvait pas prendre l’aspect d’une conjuration. D’ailleurs, Duèze voyait peu ses deux compagnons. À heure fixe, il se promenait dans le cloître du couvent, généralement appuyé au bras de Guccio, qui ne cessait de lui recommander :
— Monseigneur, ne marchez point si vite ! Voyez, j’ai peine à vous suivre, avec cette jambe roide que je garde de ma chute, à Marseille. Vous savez bien que vos chances, si je crois ce que j’entends, seront plus fortes à mesure qu’on vous croira plus faible.
— C’est vrai, c’est vrai, répondait le cardinal qui s’efforçait alors de courber le col, de fléchir le genou, et de discipliner ses soixante-douze ans.
Le reste du temps, il lisait ou écrivait. Il avait pu se procurer ce qui lui était le plus nécessaire au monde : des livres, de la chandelle et du papier. Venait-on l’avertir d’une réunion dans le chœur de l’église ? Il feignait de quitter à regret sa stalle et là, écoutant ses collègues s’injurier ou se larder de perfidies, il se contentait de souffler d’une voix à peine audible :
— Je prie, mes frères ; je prie pour que Dieu nous inspire le choix du plus digne.
Ceux qui le connaissaient de longue date le jugeaient bien changé. Il semblait fort s’adonner aux macérations, et offrait à chacun l’exemple de la bienveillance et de la charité. Quand on lui en faisait la remarque, il répondait simplement, accompagnant son murmure d’un geste désabusé :
— L’approche de la mort… Il est grand temps de me préparer…
Il touchait à peine à l’écuelle de ses repas et la faisait porter à l’un ou l’autre de ses rivaux. Ainsi Guccio arrivait les bras chargés auprès du camerlingue, qui prospérait comme bœuf à l’engrais, en disant :
— Monseigneur Duèze vous fait tenir ceci. Il vous a trouvé maigri, ce matin.
Des quatre-vingt-seize prisonniers, Guccio était l’un de ceux qui communiquaient le plus aisément avec l’extérieur ; il avait en effet pu établir rapidement une liaison avec l’agent de la banque Tolomei à Lyon. Par ce relais s’acheminaient non seulement les lettres que Guccio envoyait à son oncle, mais aussi le courrier plus secret que Duèze destinait au régent. À ces lettres-là était épargnée la disgrâce du séjour dans les plats graisseux ; elles passaient à l’intérieur des livres indispensables aux pieuses études du cardinal.
Duèze, en fait, n’avait d’autre confident que le jeune Lombard, dont l’astuce le servait chaque jour davantage. Leur sort était étroitement lié, car si l’un voulait sortir pape de ce couvent surchauffé par l’été, l’autre en désirait partir au plus tôt, et puissamment protégé, afin de secourir sa belle. Guccio, toutefois, était un peu tranquillisé au sujet de Marie depuis que Tolomei lui avait écrit qu’il veillait sur elle comme un oncle véritable.