Au début de la dernière semaine de juillet, lorsque Duèze vit ses collègues bien las, bien éprouvés par la chaleur, et irrémédiablement dressés les uns contre les autres, il décida de leur donner la comédie qu’il méditait et qu’il avait soigneusement mise au point avec Guccio.
— Ai-je assez traîné le pied ? Ai-je assez jeûné ? Ma mine est-elle assez mauvaise ? demanda-t-il à son damoiseau improvisé, et mes compères sont-ils assez dégoûtés d’eux-mêmes pour se laisser conduire à une décision de fatigue ?
— Je le crois, Monseigneur, je crois qu’ils sont bien mûrs.
— Alors, il est temps, je crois, mon jeune compagnon, de faire travailler votre langue ; pour moi, je vais me coucher et je ne me relèverai plus guère.
Guccio commença de se répandre parmi les serviteurs des autres cardinaux, en disant que Monseigneur Duèze était très éprouvé, qu’il donnait des signes de maladie, et qu’on devait redouter, vu son grand âge, qu’il ne sortît pas vivant de ce conclave.
Le lendemain, Duèze ne parut pas à la réunion quotidienne, et les cardinaux en murmurèrent entre eux, chacun répétant les bruits que Guccio faisait courir.
Le jour suivant, le cardinal Orsini, qui venait d’avoir une altercation violente avec les Colonna, rencontra Guccio et lui demanda s’il était bien vrai que Monseigneur Duèze fût en si grande faiblesse.
— Eh oui, Monseigneur, et vous m’en voyez l’âme toute fendue, répondit Guccio. Savez-vous que mon bon maître a même cessé de lire ? Autant dire qu’il a peu de chemin à faire maintenant pour cesser de vivre.
Puis, de cet air d’audace naïve dont il savait jouer à propos, il ajouta :
— Si j’étais à votre place, Monseigneur, je sais bien ce que je ferais. J’élirais Monseigneur Duèze. Ainsi vous pourriez sortir enfin de ce conclave, et en tenir un autre à votre guise tout aussitôt qu’il sera mort, ce qui, je vous le répète, ne saurait tarder. C’est une chance que dans une semaine vous aurez peut-être perdue.
Le soir même, Guccio aperçut Napoléon Orsini en conciliabule avec Stefaneschi, Alberti de Prato et Guillaume de Longis, tous Italiens favorables à Duèze. Le lendemain, le même groupe se reforma de lui-même dans le cloître, mais grossi de l’Espagnol Luca de Flisco, demi-frère de Jacques II d’Aragon, et d’Arnaud de Pélagrue, le chef du parti gascon.
Guccio, passant auprès, entendit ce dernier prononcer :
— Et s’il ne meurt pas ?
— Ce serait moindre mal, répondit l’un des Italiens, que de rester ici six mois encore, comme cela nous guette si nous perdons cette occasion d’élire un moribond.
Aussitôt Guccio fit passer une lettre pour son oncle où il lui suggérait de racheter à la compagnie des Bardi toutes les créances que cette banque possédait sur Jacques Duèze. « Vous pourrez les obtenir sans peine à moitié de la valeur, car le débiteur est donné mourant, et le prêteur vous tiendra pour fol. Achetez, même à octante livres pour le cent, l’affaire, je vous le dis, sera bonne, ou je ne suis plus votre neveu. » Il conseillait en outre à Tolomei de venir lui-même à Lyon au plus tôt qu’il le pourrait.
Le 29 juillet, le comte de Forez fit officiellement remettre au cardinal camerlingue une lettre du régent. Pour en entendre la lecture, Jacques Duèze consentit à quitter son grabat ; il se fit porter plutôt qu’il ne marcha jusqu’à l’assemblée.
La lettre du comte de Poitiers était sévère. Elle détaillait tous les manquements au règlement de Grégoire. Elle rappelait la promesse de démolir les toits de l’église. Elle faisait honte aux cardinaux de leurs discordes, et leur suggérait, s’ils ne pouvaient arriver à conclusion, de conférer la tiare au plus âgé d’entre eux. Or le plus âgé était Jacques Duèze.
Quand celui-ci entendit ces mots, il agita les mains d’un geste épuisé et murmura :
— Le plus digne, mes frères, le plus digne ! Qu’iriez-vous faire d’un pasteur qui n’a plus la force de se conduire lui-même, et dont la place est plutôt au Ciel, si le Seigneur veut bien l’y accueillir, qu’ici-bas ?
Il se fit ramener dans sa cellule, s’étendit sur sa couche, et se tourna vers le mur.
Le surlendemain, Duèze parut retrouver un peu de force ; un affaiblissement trop constant eût éveillé les soupçons. Mais, lorsque vint une recommandation du roi de Naples qui étayait celle du comte de Poitiers, le vieillard se mit à tousser de manière pitoyable ; il fallait qu’il fût bien mal en point pour avoir pris froid par une si forte chaleur.
Les marchandages continuaient ferme, car toutes les espérances n’étaient pas éteintes.
Mais le comte de Forez commençait à se montrer plus rude. Maintenant, il ordonnait de fouiller ostensiblement les vivres, qu’il avait d’ailleurs réduits à un service par jour, et il confisquait la correspondance ou la faisait rejeter à l’intérieur.
Le 5 août, Napoléon Orsini était parvenu à rallier à Duèze le terrible Caëtani lui-même, ainsi que quelques membres du parti gascon. Les Provençaux flairèrent le parfum de la victoire.
On s’aperçut, le 6 août, que Monseigneur Duèze pouvait compter sur dix-huit voix, c’est-à-dire deux voix de plus que cette fameuse majorité absolue qu’en deux ans et trois mois personne n’avait pu réunir. Les derniers adversaires, voyant alors que l’élection allait se faire malgré eux, et craignant qu’il ne leur soit tenu rigueur de leur obstination, se donnèrent les gants de reconnaître les hautes vertus chrétiennes du cardinal-évêque de Porto, et se déclarèrent prêts à lui accorder leurs suffrages.
Le lendemain, 7 août 1316, on décida de voter. Quatre scrutateurs furent désignés. Duèze apparut, porté par Guccio et son second damoiseau.
— Il ne pèse pas lourd, murmurait Guccio aux cardinaux qui le regardaient passer et qui s’écartaient avec une déférence où se marquait déjà leur choix.
Quelques minutes plus tard, Duèze était proclamé pape à l’unanimité, et ses vingt-trois collègues lui faisaient une ovation.
— Puisque vous le voulez, Seigneur, puisque vous le voulez… souffla Duèze.
— De quel nom fais-tu choix ? lui demanda-t-on.
— Jean… Je porterai le nom de Jean… Jean XXII.
Guccio s’avança pour aider à se lever le chétif vieillard devenu l’autorité suprême de l’univers.
— Non, mon fils, non, dit le nouveau pape. Je vais m’efforcer de marcher seul. Puisse Dieu soutenir mes pas.
Les imbéciles crurent alors voir s’opérer un miracle, tandis que les autres comprenaient qu’ils avaient été bernés. Ils pensaient avoir voté pour un cadavre ; et voilà que leur élu fort aisément circulait parmi eux, frétillant et frais comme une truite. Mais ils ne pouvaient encore imaginer combien il leur mènerait la vie dure, pendant dix-huit années !
Cependant le camerlingue avait déjà brûlé dans la cheminée les papiers du vote, dont la fumée blanche annonçait au monde l’élection du pontife. Les coups de pioche alors commencèrent à retentir contre la maçonnerie qui murait le grand portail. Mais le comte de Forez était prudent ; dès qu’on eut dégagé assez de pierres, il se glissa lui-même dans l’embrasure.
— Oui, oui, mon fils, c’est bien moi, lui dit Duèze qui avait rapidement trottiné jusque-là.
Alors, les maçons achevèrent d’abattre le mur ; les deux vantaux furent ouverts et le soleil, pour la première fois depuis quarante jours, pénétra dans l’église des Jacobins.
Une foule nombreuse attendait sur le parvis, bourgeois et petites gens de Lyon, consuls, seigneurs, observateurs des cours étrangères, qui tous se pressèrent et s’agenouillèrent tandis que cardinaux et conclavistes sortaient, formés en procession. Un gros homme, au teint olivâtre, qui se tenait au premier rang, auprès du comte de Forez, saisit le bord de la robe du nouveau pape, quand celui-ci passa devant lui et porta l’ourlet à ses lèvres.