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Jean XXII arriva à la primatiale Saint-Jean à cheval, précédé par le régent de France. Toutes les cloches de la ville sonnaient à la volée. Les rênes de la monture pontificale étaient tenues d’un côté par le comte d’Évreux et de l’autre par le comte de La Marche. La monarchie française encadrait étroitement la papauté. Les cardinaux suivaient, le chapeau rouge posé par-dessus la chape et retenu sous le menton par les brides nouées. Les mitres des évêques scintillaient au soleil.

Ce fut le cardinal Orsini, descendant du patriciat romain, qui posa la tiare sur le front de Jacques Duèze, fils d’un bourgeois de Cahors. Guccio, bien placé dans la cathédrale, admirait son maître. Le petit vieillard au menton maigre, aux épaules étroites, que l’on croyait mourant quatre semaines plus tôt, supportait sans peine les lourds attributs sacerdotaux dont on le chargeait. Les rites pharaoniques de cette interminable cérémonie, qui le plaçait tellement au-dessus de ses semblables et faisait de lui le symbole de la divinité, agissaient sur sa personne presque à son insu, et répandaient sur ses traits une majesté imprévisible, impressionnante, et plus évidente à mesure que se déroulait la liturgie. Il ne put néanmoins se défendre d’un léger sourire lorsqu’il chaussa les sandales pontificales.

« Scarpinelli ! Ils m’appelaient Scarpinelli… le cardinal petits-chaussons… pensait-il. Ils me faisaient passer pour fils de savetier. Je les porte, maintenant, les petits chaussons… Seigneur ! Vous m’avez mis si haut que je n’ai plus rien à désirer. Je n’ai plus qu’à m’efforcer de bien gouverner votre Église. »

Cet ambitieux, à présent que toutes ses ambitions étaient exaucées, ce fourbe, dont toutes les fourberies avaient réussi, se trouvait disponible pour la perfection dans la magistrature suprême.

Le même jour, des lettres de noblesse furent conférées à son frère, Pierre Duèze, par le régent. La famille du pape, selon l’usage, devenait noble. Mais l’acte que Philippe de Poitiers avait dicté lui-même, s’il était destiné à honorer le Saint-Père à travers son frère, définissait aussi la pensée et l’attitude, fort peu traditionnelles, du jeune prince, quant au droit à la noblesse. « Ce ne sont pas les biens de famille, était-il écrit dans ces lettres, ni la richesse de fait, ni les autres attentions de la fortune, qui ont aucun titre dans le concert des qualités morales et des actions méritoires ; ce sont là des choses qu’un certain hasard accorde aux méritants comme aux imméritants, qui arrivent aussi bien aux dignes qu’aux indignes… En revanche chacun s’établit comme fils de ses œuvres et de ses mérites propres, tandis qu’est de nulle importance d’où nous pouvons venir, si tant est que nous sachions même de qui nous venons…»

Valois frémissait d’irritation en entendant de telles assertions qu’il jugeait subversives et scandaleuses.

Mais le régent n’avait pas fait tant de chemin ni donné au nouveau pape de si grandes marques d’estime pour ne rien obtenir en retour. Entre ces deux hommes que séparait un demi-siècle d’âge… « Vous êtes l’aube, Monseigneur, et je suis le ponant », disait Duèze à Philippe… existaient des affinités certaines et une subtile entente. Jean XXII n’oubliait pas les promesses de Jacques Duèze, ni le régent celles du comte de Poitiers. Aussitôt que le régent aborda la question des bénéfices ecclésiastiques dont les annates, c’est-à-dire la première annuité, devaient revenir au Trésor, le nouveau pape fit apporter les pièces prêtes à la signature. Mais, avant que les sceaux ne fussent apposés, Philippe eut une conversation particulière avec Charles de Valois.

— Mon oncle, demanda-t-il, avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Non, mon neveu, dit l’ex-empereur de Constantinople.

Le moyen d’aller répondre à quelqu’un que le seul grief qu’on ait contre lui, c’est son existence !…

— Alors, mon oncle, si vous n’avez pas à vous plaindre, pourquoi me desservez-vous ? Je vous avais assuré, quand vous m’avez remis les clés du Trésor, que les comptes ne vous seraient pas demandés, et j’ai tenu parole. Vous, vous m’avez juré hommage et fidélité, mais vous ne tenez point votre foi, mon oncle, car vous soutenez la cause de Robert d’Artois.

Valois fit un geste de dénégation.

— Vous faites mauvais calcul, poursuivit Philippe, car Robert va vous coûter fort cher. Il est impécunieux ; il ne tire ressources que des revenus que lui sert le Trésor, et que je viens de lui couper. C’est donc à vous qu’il va demander subsides. Où les trouverez-vous, puisque vous n’avez plus les finances du royaume ? Allons, ne vous crêtez point, ne devenez point rouge, ni ne vous laissez aller à des paroles grosses que vous regretteriez, car je veux votre bien. Donnez-moi l’assurance de ne plus aider Robert, et moi, de mon côté, je m’en vais demander au Saint-Père que les annates du Valois et du Maine vous soient versées directement, et non au Trésor.

Entre la haine et la cupidité, le cœur du comte de Valois fut un instant déchiré.

— À combien s’élèvent ces annales ? demanda-t-il.

— De dix à douze mille livres, mon oncle, car il y faut comprendre les bénéfices qui n’ont pas été perçus dans les derniers temps de mon père et pendant tout le règne de Louis.

Pour Valois, toujours endetté, ces dix ou douze mille livres à recevoir dans l’année étaient miraculeusement bienvenues.

— Vous êtes un bon neveu, qui comprenez mes besoins, répondit-il. Je m’en vais enjoindre à Robert de s’accommoder avec vous, et lui remontrer que, s’il n’y consent, je lui ôterai mon soutien.

Philippe rentra par petites étapes, réglant différentes affaires en chemin ; il fit un dernier arrêt à Vincennes, pour porter à Clémence la bénédiction du nouveau pape.

— Je suis heureuse, dit la reine, que notre ami Duèze ait pris le nom de Jean, car c’est celui aussi que j’ai choisi pour mon enfant, par ce vœu que je fis, durant la tempête, sur la nef qui m’amena en France.

Elle semblait toujours étrangère aux problèmes du pouvoir, et uniquement occupée de ses souvenirs conjugaux ou de ses soucis de maternité. Le séjour de Vincennes convenait à sa santé ; elle avait repris beau visage et connaissait, dans l’embonpoint du septième mois, ce répit que l’on voit parfois vers la fin des grossesses difficiles.

— Jean n’est guère un nom de roi pour la France, dit le régent. Nous n’avons jamais eu de Jean.

— Mon frère, je vous dis que c’est un serment que j’ai fait.

— Alors, nous le respecterons… Si donc vous avez un mâle, il s’appellera Jean Premier…

Au palais de la Cité, Philippe trouva sa femme parfaitement heureuse, pouponnant le petit Louis-Philippe qui criait de toute la force de ses huit semaines.

Mais la comtesse Mahaut, aussitôt qu’avertie du retour de son gendre, arriva de l’hôtel d’Artois, manches retroussées, les joues en feu, l’œil furieux.

— Ah ! On me trahit bien, mon fils, dès que vous n’êtes pas là ! Savez-vous ce qu’est allé manœuvrer en Artois votre gueux de Gaucher ?

— Gaucher est connétable, ma mère, et voici peu que vous ne le trouviez pas gueux du tout. Que vous a-t-il donc fait ?

— Il m’a donné tort ! cria Mahaut. Il m’a condamnée en tout. Vos envoyés s’entendent comme compères de foire avec mes vassaux ; ils ont pris sur eux de déclarer que je ne rentrerais pas en Artois… vous entendez bien, m’interdire dans mon comté !… avant que ne soit scellée cette mauvaise paix que j’ai refusée à Louis l’autre décembre et ils veulent en plus que je restitue je ne sais quelles tailles que d’après eux j’aurais indûment perçues !