— Dites, si vous enleviez vos cagoules on pourrait faire connaissance. Je pourrais même nous préparer un thé sénégalais. C’est un rite qui dure toute la nuit, on en boit sept, et à la fin c’est comme si on était bourré, ça facilite le dialogue.
J’ai vu leurs yeux hébétés se chercher les uns les autres.
— Messieurs, je sais qui vous envoie et pourquoi vous êtes venus. Laglaude me surestime, ça me flatte. Six pétoires pour moi tout seul… Dites-lui que s’il en arrive à ce genre d’arguments, je vais pas lui faire des difficultés longtemps, avec sa raffinerie.
— Mais quelle raffinerie ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
— C’est pas Laglaude qui vous envoie ?
— Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre, de ta glaude ! On veut que tu nous parles de l’Afrique, nom de Dieu !
Les canons se sont enfoncés dans le gras de mon bide.
— L’Afrique ?
— Ouais.
— Vous voulez que je vous parle de l’Afrique ? Vraiment ?
— Mais puisqu’on te le dit, merde !
J’ai laissé passer une minute de surprise, puis j’ai déblayé les canons des pétoires de mon nombril pour m’asseoir sur la natte. En balayant avec la bougie le cercle qu’ils formaient autour de moi, j’ai compris que ces gars n’étaient pas du coin. Le seul qui parlait avait l’accent bien parigot. J’ai raclé le fond de ma gorge pour me clarifier la voix.
— Ah ça, mes amis, pour ce qui est de l’Afrique vous ne pouviez pas mieux tomber. Je vais me faire un plaisir.
Tout a commencé en 1948 à bord d’une 203 qui m’a lâché en plein Treichville. Quelques natifs rieurs — leurs noms m’échappent — m’ont réparé un carbu agonisant avec quelques incantations de sorcier, un couteau suisse et un peu de graisse de cacahouète. Mais le taxi pourri m’a définitivement lâché dans le Sahara où, je vous le donne en mille, une caravane peule m’a pris en charge pour rejoindre le Mali. Et c’est là que j’ai connu l’amour. Elle était belle et fière comme…
— Hé papa, on n’est pas venus ici pour que tu nous fasses Mogambo. Si tu pouvais passer directement en 52, quand t’étais ingénieur agronome et chef de la division du Palmier à huile.
Ça m’a scié les pattes. À cette seconde précise, j’ai eu l’intime conviction d’avoir affaire à des méchants.
— Je veux bien, mais vous allez rater des bons moments.
Bref, en 52 je m’installe dans la cuvette congolaise, je travaille d’arrache-pied dans une palmeraie où brusquement je suis pris d’une frénésie, que dis-je, une espèce de passion pour cet arbre génial. J’apprends tout, je lis tout ce qui a été fait sur la question, deux ans d’études acharnées sur l’établissement et l’entretien d’une palmeraie, en passant par la pathologie et les insectes nuisibles — notamment la terrible Pyrale de l’Elæis qui…
Tout à coup, un tir en rafale a arrosé le toit.
— T’as pas compris, papa. On veut que tu nous parles du bouquin.
— Quel bouquin ?
Il a hurlé :
— Ton Précis de culture de l’elæis au Congo belge ! Merde ! T’en as écrit beaucoup d’autres ?
J’ai tremblé de peur. Une peur étrange, du reste, qui tenait plus de ses questions que de son fusil. Personne, mais vraiment personne à part moi ne pouvait soupçonner, quarante ans plus tard, que mon Précis de culture de l’elæis ait pu exister. Je me demande même comment j’ai osé l’écrire. Bon, d’accord, c’est l’ouvrage de référence mondiale sur la culture du palmier à huile… 282 pages d’une extraordinaire précision sur la seule variété de l’elæis… je suis bien d’accord. Mais quand même, ça ne méritait pas une intervention terroriste.
— J’ai touché très peu de droits d’auteur, vous savez. À l’époque, mon éditeur m’avait envoyé un décompte avec marqué dessus : Ventes nettes : 14.
— On s’en fout !
— Alors qu’est-ce que vous voulez ? Vous avez l’intention d’installer une palmeraie et vous avez besoin de rudiments ?
J’ai senti comme un coup de fatigue chez l’ensemble de mes agresseurs. L’un d’eux, toujours le même, s’est assis, résigné, à mes pieds.
— Van Nuys, je vais être clair. Ça serait trop long à expliquer, mais nous, tout ce qu’on veut, c’est un exemplaire.
— Ah bon ?
— Parce que ta merde… (long soupir), j’en peux plus d’essayer de mettre la main dessus…
Toujours sans rien comprendre, j’ai senti qu’il fallait calmer le jeu et abonder dans son sens.
— D’après un ami, il paraît qu’on en a vendu un, il y a deux ans, dans un Emmaüs de Draguignan, dis-je.
— J’en ai raté un chez un bouquiniste de Pont-Marie, y a encore six mois. Et j’en ai marre. J’en ai même chialé plus d’une fois. Tes éditeurs sont morts, les archives ont brûlé, j’ai écumé toutes les librairies et les bibliothèques de France et de Belgique. J’suis usé. Personne n’a jamais entendu parler de ce bouquin de merde ! Il m’a fallu deux ans avant que je retrouve ta trace, tu piges ? Deux ans pour arriver dans ce trou à la con ! Parce qu’à la longue, j’avais plus qu’à remonter jusqu’à l’auteur lui-même en priant Dieu qu’il en ait encore un. Un auteur a toujours un exemplaire, t’entends ? toujours !
Sa seconde rafale a fait s’envoler une vieille chaise en osier qui a fini par s’écraser contre un mur. Un coup de bluff, sans doute, mais j’y ai vu comme un appel à la bonne volonté.
— Calmez-vous, on va voir. Faut dire que j’ai bazardé beaucoup de trucs, j’ai les souvenirs qui partent un par un, une vraie misère… J’en ai peut-être tiré de quoi me payer un bol de soupe, ou des bougies. On peut savoir pourquoi vous y tenez à ce point-là ? En tant qu’auteur, ça me flatte, mais vous comprendrez que ça m’intrigue aussi un peu…
— Fais gaffe, Van Nuys, j’attends depuis trop longtemps. Si tu ne me le sors pas tout de suite, mes potes et moi on va vider nos flingues, et tu sais ce que ça fait 180 pruneaux de 16 mm dans un buffet de grabataire ?
J’ai respiré un grand coup avant de mettre le turbo dans les neurones. Et c’est plus de mon âge.
— Bon, O.K. ! il m’en reste un dans une malle. Pensez bien que je l’aurais jamais bradé. Ce bouquin, c’est peut-être la seule chose dont je sois fier en ce bas monde. Tout un rêve… J’avais même cru, à l’époque, que ça ferait comme un testament éternel, voyez. Manque de chance, c’est moi qui lui ai survécu. Enfin…
Je me suis levé.
— Pour ça, faudrait que je mette un peu plus de lumière. J’ai gardé une goutte de pétrole au fond de ma lampe, pour les grandes occasions, genre veille de Noël. Mais ce soir, c’en est une aussi, pas vrai ?
J’ai deviné des sourires derrière les cagoules. Sereins, ils ont cherché ma silhouette qui slalomait dans la pièce. Je me suis cogné partout, ils ont entendu un fracas de verre cassé, puis une table qui grince, puis le bruit sourd de la grande panière en osier qui a roulé à terre. Ils se sont marrés et m’ont traité de gâteux. En tâtonnant sur l’étagère, j’ai attrapé la lampe et les allumettes.
— Ça vient, les gars. J’ai plus mes jambes, et j’ai plus mes yeux, c’est triste, la vieillesse.
J’ai allumé et poussé la virole à fond pour que la lampe donne son maximum.
Ils m’ont vu enfin, en pleine lumière. Ils ont jeté un œil sur la masure. Je me suis mordu la lèvre en attendant le premier cri.
Un hurlement d’horreur, ça m’a vrillé l’oreille. Et puis tous les autres ont compris pourquoi le copain hurlait, ils ont tous poussé un cri immonde quand ils ont vu Mistigri, Sultan et Kiki sortir de leur aquarium brisé à terre. Sultan a rampé en une seconde sur la jambe de l’un d’eux, les autres, terrorisés, ont sulfaté dans tous les sens, je me suis planqué pour éviter les balles, mais je n’ai pas perdu une miette du spectacle. Au contraire, j’ai vu mes trois serpents à cornes, effrayés par le bruit et la fureur des hommes, mordre à belles dents des mollets et des jambes hystériques. En haut, pendu à une poutre, j’ai vu Médor, mon superbe python de huit mètres, s’enrouler autour d’un malheureux dont la cage thoracique a craqué plus vite que je ne le pensais. Je le comprends un peu, Médor. Sa dernière chèvre date de l’année dernière, je l’avais empruntée à un paysan mal embouché qui m’avait arnaqué sur un litre de lait.