L’un d’eux a réussi à s’enfuir en poussant des cris d’orfraie dans la lande, j’ai juste eu le temps de maîtriser les bestiaux avant qu’ils ne s’attaquent au dernier survivant évanoui près de la commode. Je lui ai mis quelques baffes pour le réanimer. Par chance, c’était le bon.
— Ça va mieux ? On est plus que tous les deux, maintenant. Remarque, je suis content, parce que pour la première fois depuis longtemps je vais pouvoir aller jusqu’au bout de mes phrases. Mes cérastes sont planqués et le python s’apprête à digérer ton pote, autant dire qu’il va nous foutre la paix pendant six mois. C’est tenace, les souvenirs, et des fois ça mord. Je les ai pas tous vendus, c’est comme ce bouquin. Pourquoi tu le veux ?
— Je peux pas en parler… Vous pourriez me torturer jusqu’à demain matin, je la bouclerais.
— Oh, mais alors là… Ça risque de prendre long. Parce que j’ai de la patience à revendre, mon gars. Pour te donner une idée, j’attends encore le remboursement des emprunts russes.
Lentement, il a enlevé sa cagoule et s’en est servi pour éponger des trombes de sueur.
— Bon… Pigé… Je m’appelle Bernard Lamprecht, je vis à Paris.
— Lamprecht… Lamprecht… Y a un rapport avec René Lamprecht, le marchand d’armes ?
— C’était mon père.
— Ah bravo… Belle lignée ! Aux dernières nouvelles, il était condamné à mort par Aristide Ier, roi du Gabon, à la suite d’une espèce de coup d’État plus ou moins orchestré par ton père, mais ça nous rajeunit pas. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Il a servi de petit déj’ à une famille de crocodiles. C’était un matinal, l’Aristide. Faut dire que quand papa s’était tiré ventre à terre du palais royal de Libreville, il a couru avec handicap : six kilos de diamants, sur 700 bornes. On a fini par le coincer vers le Mayumbe, au Congo.
— Mayumbe ? Mais c’est chez moi, ça.
— Tout juste. Il a fait une semaine de taule située tout près d’une palmeraie.
— Je sais, ils l’ont construite après mon départ, en 59. La suite ?
— Les Gabonais ont fini par récupérer le pater. Seulement voilà… Personne n’a jamais su où il avait fourré ces putain de diamants…
Les aventures africaines, c’est toujours passionnant. Mais cette fois, j’ai compris que les miennes, à côté de celle-là c’était du scoutisme. Le môme a sorti un papier plié de sa poche.
— Il savait qu’il allait y passer, le vieux. On lui a permis d’écrire une dernière lettre à sa famille. Lisez vous-même.
Chère Annette, Cher petit Bernard.
Je vis mes dernières heures, je le sens. C’est ça, les métiers à risques. Je suis coupable mais je pars heureux. Mes jours de détention, dans cette geôle du Mayumbe, m’ont fait réaliser bien des choses. Au loin, de ma fenêtre, je vois une palmeraie magnifique où chaque arbre irradie l’horizon de toute sa majesté. Il était là, le sens de la vie, à l’ombre de ces palmiers. Que ne m’en suis-je aperçu plus tôt ! Que de temps perdu à fondre des canons ! Quand tu penses qu’un palmier peut donner des dattes ! Un autre, des noix de coco ! Un autre, de l’huile ! Du chou palmiste ! Mais aussi du raphia ! Du rotin ! De l’ivoire ! Quel chef-d’œuvre végétal ! Comble de bonheur, à l’occasion de cette soudaine révélation, on m’a permis, pour tromper mon ennui, de lire le seul livre égaré dans l’enceinte de la prison (et qui servait jusqu’alors de cale à une armoire). L’extraordinaire Précis de culture de l’elæis au Congo belge, paru en 54 aux Éditions Agronomiques de la Colonisation, 3 rue d’Ixelles, Bruxelles (Belgique). Autre chef-d’œuvre qui m’a été d’un solide réconfort avant la triste fin qui m’attend. Que de précieux conseils pour l’établissement d’une palmeraie, quelle magie dans la description du cycle de maturité du fruit. Et quelles magnifiques photos reproduites, surtout celle de la page 123, où l’on voit un plan d’ensemble de la palmeraie orientée Sud-Sud Est, et où je suis tombé en extase — le mot n’est pas trop fort — sur le trente-quatrième palmier en partant du bord supérieur gauche de la photo. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, je ne saurais le dire. Il m’a paru encore plus magnifique et scintillant que ses congénères. Ah, ma bonne Annette, n’oublie jamais cela, et si c’était à refaire, sache que j’aurais creusé la terre jusqu’à l’épuisement pour voir un jour naître et prospérer un arbre pareil. Quand notre enfant sera en âge, je veux qu’il puisse jouir de mes tardives découvertes. Je vous aime. René.
— Hé ben…
— C’est ce que j’ai dit aussi, la première fois que je l’ai lue, il y a maintenant deux ans, sur le lit de mort de maman.
— Six kilos de diams sous un de mes palmiers… Ça fait un choc, petit. Ton père avait sa part de génie, comme toutes les crapules.
J’ai ouvert la malle et soufflé sur la couverture poussiéreuse du dernier exemplaire connu de mon bouquin. Et j’ai retrouvé, page 123, la photo, puis le palmier en question. Un palmier que j’avais peut-être soigné, un jour. Sûrement, d’ailleurs… Je les ai tous soignés. J’ai retenu une larme.
— Soyez pas chien, m’sieur Van Nuys… Je veux juste le voir, une fois…
Je lui ai montré l’arbre en question. Et immédiatement il s’est mis à chialer comme une Madeleine.
Quand on se donne la peine de chercher, on peut quand même trouver une certaine douceur de vivre, dans le coin. Au fond, grand-père a eu raison d’acheter dans le Nord. Je m’en suis aperçu là-bas, au Mayumbe.
Beaucoup de choses avaient changé, les noms, les villes, les routes. Mais pas l’essentiel. Pas la belle Moye, toujours aussi adorable, et qui m’est tombée dans les bras tant d’années plus tard. J’ai vieilli bien plus vite qu’elle, question de climat. On a évoqué le passé en sacrifiant au rite du vin de palme. À moitié ivre, elle a trouvé le courage de me présenter son gosse. En fait de gosse, j’ai vu un superbe métis de 1,85 mètre, âgé de 36 ans. Avec des yeux gris-vert. Exactement les mêmes qui, naguère, faisaient la joie de Moye pendant nos heures tendres.
Je leur ai parlé de mon village, en France, j’ai raconté mon lopin de terre. Le rejeton s’est mis à rêver de montagnes, de gazon et de betteraves. La palmeraie s’était agrandie. Ça m’a fait plaisir de voir que ceux qui s’en occupaient désormais avaient suivi mon enseignement au fil du temps. Je les ai quand même sérieusement repris sur leurs techniques débiles pour lutter contre les Temnoschoita, et sur le toilettage avant transplantation des jeunes pousses.
À partir de là, je n’ai plus eu le courage de quitter Moye et le rejeton.
Depuis que je suis rentré, je me suis surtout occupé de la bicoque. J’habite désormais dans une espèce de palais princier, un peu baroque peut-être, une pointe prétentieux, mais on se sent quand même plus au large. Le vivarium est magnifique. C’est le rejeton qui s’en occupe, pendant que Moye passe son temps à lire des magazines de mode et à jouer au billard.