Le député m’adore. Il vient me voir souvent, surtout depuis que je lui ai proposé de financer une bretelle d’autoroute, un musée d’art africain et un parc d’attractions. La seule chose qui m’agace, c’est cet insupportable respect des villageois à mon égard. Je n’arriverai jamais à m’y faire, ils obligent leurs gosses à venir me demander de raconter mes aventures d’Afrique. Les mômes s’en foutent bien, ils veulent juste savoir comment j’ai fait fortune, et je réponds : les palmiers ! Les palmiers ! Et tout le monde y croit.
Sauf peut-être Laglaude qui m’a soupçonné des pires malversations. Il en a fait du ramdam, celui-là… Il a même tenu à venir m’administrer une correction, avec ses frères. Jusqu’à ce que je lui présente un métis de 1,85 mètre qui l’a pendu par les pieds plusieurs heures durant. Tout près d’une marmite gigantesque où frémissait un bouillon aux herbes folles.
Cluedo privé
— Alors comme ça t’es détective privé ?
— Je préfère « enquêteur » privé.
— Quelle différence ?
— Aucune, j’ai l’impression que ça fait moins flic, non ?
— Non.
— Bon…
— Et tu t’occupes de trucs… simples, enfin je veux dire, des histoires conjugales, les pensions alimentaires, les adultères, tu files des maris, des trucs comme ça…
— C’est rare. Tous ces trucs-là, c’est plutôt les États-Unis, tu sais là-bas, ça se marie à tour de bras, ça se trompe encore plus vite, et ça divorce pendant la lune de miel, et les pensions coûtent la peau du cul. Ici on a le consentement mutuel, la France, c’est le pays des mots, on s’arrange, on fait pas de vagues. C’est pour ça que le boulot d’enquêteur n’a pas vraiment de réalité, ici. On n’est pas beaucoup, on fait pas ça longtemps, ou alors faut bien s’implanter, avec du matériel, et des locaux, des employés, de l’informatique. Faut faire de la pub, faut du bouche à oreille, et avant qu’il y ait du bouche à oreille, hein… t’as le temps de dépérir en attendant le coup de fil.
— Et si je te disais, là, brutalement, que je couche avec ta femme ?
— Si c’était vrai je te casserais immédiatement la gueule. Parce que je suis très jaloux et que je fais le coup de poing assez facilement, tu vois.
— On est dans le pays des mots, non ?
— Ouais, c’est bien pour ça que je réagis pas. Et aussi parce que j’ai pas de femme.
— Dommage. Je voulais juste voir ta réaction. Mais sinon, c’est quoi ton ordinaire ? Tu fais comment, pour bouffer ?
— Je m’arrange.
— C’est-à-dire…
— Bah… On se connaît pas assez… Je vais pas te raconter ma vie.
— Mais si, pourquoi pas… C’est tellement rare de discuter avec un privé.
— Tu serais pas un peu journaliste, toi, par hasard ?
— Absolument pas.
— Bon alors, je peux te raconter ma vie sans risquer de la relire dans un canard ?
— Sûr.
— Bon ben… Je vais te dire comment je survis. Tu me croiras pas, mais je te le dis quand même : je joue au Cluedo.
— Pardon ?
— T’as déjà entendu parler du Cluedo, non ?
— Le jeu sur les indices où il faut retrouver l’assassin ?
— Voilà, le colonel Moutarde qui tue monsieur Olive dans la bibliothèque avec le chandelier.
— Madame Blanche avec la cordelette dans la cuisine ?
— Voilà. Un jour j’ai reçu un coup de fil d’une bande d’oisifs extrêmement riches et cinglés de ce jeu. Pour se marrer ils voulaient un détective privé — un supposé pro — pour jouer avec eux, pour deux cents francs de l’heure. Au début j’ai cru à un canular, mais j’y suis allé, pour voir…
— Et alors ?
— J’ai gagné ma journée. Ma nuit, disons, parce que j’avais jamais vu une bande d’acharnés pareille. Mille balles. Bon d’accord, c’est pas le Pérou, mais c’est ce que je gagne en me caillant les miches dans une bagnole pendant deux jours. Et attention, champagne et canapés à volonté. Et puis, ils ont remis ça pas longtemps après, et puis ils m’ont présenté à des amis, une autre bande d’acharnés mondains, y a tout un réseau, et depuis, je fais pratiquement plus que ça. À raison de trois nuits par semaine.
— Tu gagnes tout le temps ?
— Pas besoin de sortir de chez Pinkerton pour piger le truc. Eux, ils pensent refaire le crime parfait à chaque fois, ils font n’importe quoi, je voudrais perdre que je ne saurais pas comment.
— Tu serais pas un peu mytho, par hasard ?
— Si. C’est pour ça que je gagne tout le temps. En fait, mon boulot, c’est pas ça du tout.
— C’est quoi ?
— Tueur à gages.
— Ah… Bon… D’accord…
— C’est pour ça que je suis aussi bon au Cluedo, jamais j’irais buter quelqu’un, surtout un colonel, dans un salon, avec un couteau, pendant qu’il y a monsieur Violet dans la chambre voisine. Le vrai meurtre, celui de la rue, celui du quotidien, disons, il est loin d’être parfait, d’accord, mais il a l’avantage d’être unique. Les circonstances sont toujours différentes. Tu vois, chez nous, en France, il n’est pas rare de voir un tueur discuter un bon quart d’heure avec sa victime.
— Le pays des mots.
— Et qui dit mots dit forcément mensonge. Moi par exemple, j’arrête pas de te mentir depuis le début.
— Ça, je commence à comprendre. Mais quoi, par exemple ?
— Eh ben, j’ai une femme.
— Ah ouais ?
— Ouais, et je ne suis absolument pas détective privé. J’invente. Tout ce que je sais de ce boulot, c’est de ma femme que je le tiens. Parce que, elle, elle en a fréquenté un, un vrai. Elle voulait me faire filer, elle pensait que je la trompais trois nuits par semaine, l’idiote.
— Et tu faisais quoi, trois nuits par semaine ?
— Je jouais au Cluedo avec des riches oisifs, mais pas en tant qu’enquêteur, tout simplement en tant que tueur. C’est plus fiable, question psychologie du jeu. Et c’est mieux payé.
— Pas mal. Si je racontais tout ça dans un canard on me payerait au moins cinq cents balles du feuillet. Qu’est-ce qui te dit que je ne suis pas journaliste ?
— Je le sais bien, que t’es pas journaliste. Vu que t’es détective privé.
— …?
— Et que c’est toi que ma femme a embauché pour me suivre. Mais comme on vit dans le pays des mots, avec ma femme, on se dit tout. Quand je lui ai raconté mon histoire de Cluedo, elle a fondu en larmes, elle s’est excusée de sa suspicion, et elle a fini par me parler de votre liaison. Eh ouais. C’est con. Aucun privé américain n’est assez stupide pour coucher avec une cliente. Détective privé, c’est vraiment pas le bon job, en France.
— Et ton vrai boulot c’est quoi ?
— Tueur à gages. Et je suis jaloux, je te l’ai dit. Maintenant tu te demandes comment tu vas pouvoir sortir du bureau avant que je me saisisse du chandelier qui est à ma droite.
— Oui.
— Bonne question, mais après le bureau y a un vestibule, et y a personne dans tout l’appartement. Chaque assassinat est une grande première. Le Cluedo, c’est tout juste bon pour les riches oisifs. Comment tu t’appelles ?
— Bernard, Bernard Millet.
— Eh oui, personne ne s’appelle Olive, ou Moutarde. Ça ferait bête, sur une pierre tombale.