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La nature est conne !

— La nature est conne !

Ce fut d’abord un cri, juste après avoir refermé la revue médicale. Cet article sur la sclérose en plaques m’avait ruiné le moral. Ensuite, c’est devenu un graffiti sur un mur de la cellule. Deux heures passées à gratter la muraille, le point d’exclamation m’a pris plus de dix minutes.

Je n’avais plus que dix-huit mois à tirer. En m’abonnant à Santé Magazine, je voulais juste passer le temps. Découvrir les merveilleux rouages du corps humain. Et voilà que, dès le premier numéro, je tombe sur cette horreur de maladie. Le fait qu’une saloperie pareille existe était une insulte, le genre de truc qui vous empêchera à jamais de vivre un matin de bonheur. Si je chopais une merde pareille en sortant de taule, hein ? Ça aura servi à quoi, ces douze ans ?

Heureusement, une dernière chose me donnait la force d’espérer, au fond de ce trou. Marianne, elle s’appelait.

Mon colocataire de Centrale (un briscard qui avait le bronzage zébré à cause des barreaux) avait voulu me mettre en garde :

— Méfie-toi des nanas qui écrivent aux taulards !

— T’es jaloux.

— On rêve, on rêve, et après ? C’est elle qui t’attendra devant la porte ? Et même si elle venait, ta Marianne, t’aurais l’air de quoi dans ton costume démodé, tes trois sous en poche, et tes souvenirs de mitard ?

En attendant ce moment-là, oui, j’ai rêvé. Personne d’autre n’avait répondu à : Détenu lib. 18 ms cherche correspondante… Une lettre par semaine pendant dix-huit mois, de quoi remplir un oreiller. J’ai tout avoué, en bloc, dès ma première réponse, je voulais qu’elle sache pourquoi j’étais tombé avant qu’elle ne me le demande. J’avais eu raison puisqu’elle avait trouvé mon histoire, si romantique, si juste et en même temps si cruelle… Si des petits bouts de mots pareils ne vous aident pas à tenir le coup avant votre grand retour à la scène, autant rester à l’ombre.

Le vieux m’avait tellement découragé que je n’ai pas osé regarder le trottoir d’en face, le jour de la sortie. J’ai juste entendu mon prénom, quelque part, tout près. Sa robe sans âge valait bien mon costard miteux. Elle m’a demandé de quoi j’avais envie, là, tout de suite. J’ai répondu : la regarder manger.

Elle m’a emmené dans un restaurant et nous avons parlé de catastrophes. Elle adorait les catastrophes naturelles. Une passion dingue. Elle a raconté plein de trucs pas croyables, avec des mots qu’elle lançait comme des feux d’artifice, des choses comme Cataclysme, Cyclone, Tornade, Typhon, Avalanche. Rien qu’à l’écouter je sentais les meubles bouger, le sol s’ouvrir en crevasse et le ciel craquer sur nous. Pour elle, la nature était magnifique quand elle se déchaîne, quitte à en devenir meurtrière. C’était dans mon cœur qu’elle grondait, la tornade. Au détour d’une phrase elle m’a dit adieu, ou un truc définitif dans le genre. Je l’ai retenue par le bras, c’est le moment qu’elle a choisi pour me parler de son mari.

Elle ne m’a pas dit qu’elle partageait le lit d’un tyran. Elle n’a prononcé ni le mot violent, ni le mot jaloux. D’ailleurs, c’était un peu à cause de lui qu’elle m’avait écrit. En voulant faire de l’humour, elle a dit qu’écrire à un taulard était son seul moyen d’évasion. En partant, elle m’a supplié de ne pas lui demander pourquoi elle ne le quittait pas.

Les semaines qui ont suivi, j’ai rayé des bâtonnets par groupes de cinq sur le mur de ma chambre, en attendant.

Nous nous sommes retrouvés, un soir. Moi, flanqué de mon désespoir, et elle d’une grosse marque violette sur la moitié du visage. J’ai compris que dans mes soixante-dix lettres, je n’avais pas assez bien caché mon désir pour elle. Elle n’avait pas assez bien caché les lettres.

Pendant mes années de placard, j’avais juré de ne plus revoir Georges. Dans sa cabane pourrie au fin fond d’une banlieue pourrie, il m’a versé un verre de son schnaps maison qui ne s’était guère amélioré depuis l’époque. Georges a une âme de pusher, il n’a pas pu s’empêcher de sourire en me montrant le calibre. Ce con a tenu à me faire une démo, comme si j’avais oublié comment ça marche. On lisait sur son visage tout son amour pour le métal bleu. « Ça fait du bien de te revoir au boulot », il a dit. Georges fait partie des catastrophes naturelles. J’ai payé cash, cinq mille, pour un P.38 de troisième main. En taule, on n’a pas conscience de l’inflation.

Il faisait très froid. À tel point que mes mains se seraient engourdies si je n’avais fumé cigarette sur cigarette. Ce n’était pas le moment d’avoir un temps de retard dans l’index. Dès qu’il est sorti de l’immeuble, des trucs me sont revenus en mémoire, comme une seconde nature : les coups d’œil à cent quatre-vingts degrés, l’oreille dressée façon radar, la sensation du pétard dans la ceinture, sans parler de la manière dont j’ai coincé le type dans la ruelle. Le bruit de la détonation m’a précipité douze ans en arrière.

Parce que après tout, j’étais tombé pour un truc assez similaire. Le procureur avait parlé d’un partage de butin qui tourne mal entre deux truands. Mon avocat avait joué le crime passionnel, et il avait plutôt raison. C’était Jeanne qui m’intéressait, et ce salaud de Franck n’avait rien trouvé de mieux que la mettre au tapin. On ne pouvait pas laisser faire ça.

M’enfin… Tout ça, c’est du passé. Aujourd’hui j’ai beaucoup plus de métier, je le sens, je ne commets plus les mêmes erreurs. J’ai tout de suite su que personne ne me chercherait des noises à propos de ce crétin allongé dans la neige. Avant qu’il ne meure, je lui ai dit qu’on n’avait pas le droit de maltraiter une femme qui parle aussi bien des avalanches.

J’ai jeté le flingue dans un égout. C’est juste la voiture qui a eu du mal à démarrer à cause du froid, ensuite elle a patiné dans le verglas. Ah ! quand la nature s’y met !

J’ai trouvé un job de manutentionnaire et un hôtel en face de chez elle. Je la voyais rentrer chaque soir en m’interdisant de lui parler avant qu’elle ne quitte ce regard de veuve et ce foulard noir. Au bout de trois semaines elle portait sa robe à fleurs et riait avec une copine au bas de son immeuble. Elle n’a pas paru surprise quand je l’ai appelée à son bureau. Elle m’a donné rendez-vous, loin, dans une petite auberge hors de la ville. Nous n’avons pas parlé de lui, ni de sa douleur à elle, ni de son avenir. Ni du mien. Je l’ai prise dans mes bras. On s’est embrassés. J’ai cru que ça y était.

Au lieu de s’abandonner, elle a doucement réussi à se dégager de mon étreinte. J’ai eu la curieuse impression qu’elle jaugeait ce baiser, comme si elle cherchait ses mots pour parler d’un vin, sans les trouver. Avant de partir elle a bafouillé :

— Excuse-moi, mais… Tu sais… Ne le prends pas mal… Ces choses-là… On doit pas se forcer… Faut les sentir… faut laisser faire la nature…

J’ai fini par quitter ce job de manutentionnaire. Georges m’a remis sur des petits coups. Chaque soir j’ai relu une lettre de Marianne, et les années se sont écoulées en cycles de soixante-dix jours. Ma préférée reste celle où elle parle de mon geste, si romantique, si juste, et si cruel à la fois. Je sais désormais que je ne connaîtrai jamais ce matin de bonheur. Dieu que la nature est conne !

Le seul tatoueur au monde

On m’avait dit qu’il était le seul tatoueur au monde à pouvoir le faire. Qu’on pouvait tout lui demander, le bizarre, le malsain, le mystique, l’impossible, dans les replis du corps les plus improbables et les plus douloureux. Un manuscrit yuan, un portrait de James Joyce, un Hokusai, l’affiche de L’Ami américain, une éruption de psoriasis, et une magnifique scène de chasse au tigre des montagnes. Il avait fait tout ça par défi, par amour, pour repousser les limites et se persuader qu’il n’y en avait aucune.