— Je veux ça.
Je lui ai montré le dessin. Longtemps.
— Impossible. Je ne peux pas. Vous m’auriez demandé n’importe quoi, tout, vraiment tout, mais pas ça.
Il m’a prié de sortir. J’ai remballé ma reproduction froissée.
Il m’a rappelé quelques jours plus tard. Quelque chose de malade lui avait assombri la voix.
— Sur l’épaule et pas ailleurs, il faudra trois séances rapprochées, j’ai fait des essais de couleur, vous pouvez venir tout de suite.
Il avait, sur l’avant-bras, cinq rayures jaunes de tons différents. Il a dit qu’on ne pouvait réellement tester les couleurs que sur la peau. J’ai opté pour celui qui me paraissait le plus fidèle, il m’en a conseillé un autre, j’ai fait confiance. Quatre heures plus tard, je suis reparti avec un pansement et le bruit du dermographe qui grésillait encore dans ma tête.
Durant toute la séance suivante, il a contracté les mâchoires et cligné des yeux, on aurait dit qu’il refoulait la nausée, mais aucun tremblement n’est venu dévier son geste.
— Vous vous sentez mal ?
— Tout ce bleu… Je suis content d’en avoir fini.
On s’est donné rendez-vous pour la dernière séance. J’avais le sentiment qu’il reculait l’échéance.
Deux jours avant, il s’est décommandé en disant qu’il n’était pas prêt. Pendant deux mois, il ne m’a pas donné signe de vie. J’ai essayé de le relancer, il avait quitté son atelier, il avait fui, me laissant seul avec un chromo stupide sur l’épaule, une horreur de ringardise qui n’avait rien à voir avec ce que je désirais. J’avais l’air de quoi, avec ce champ de blé sous le ciel bleu de Provence, encré dans ma peau ? Manquait plus que le couple qui s’embrasse au loin en contre-jour. Est-ce que j’allais vivre toute une vie avec ça, ce truc inabouti qui ne demandait qu’à passer au sublime en y rajoutant juste une touche de noir ? Une nuit, vers quatre heures, il m’a appelé, j’ai d’abord cru qu’il était ivre.
— Venez.
Là encore, il n’a pas failli. Je n’ai pas pu soutenir son regard, comme si c’était lui qui souffrait sous l’aiguille. Il s’est attaqué aux corbeaux avec une rare fascination, une précision morbide. Il a épongé le sang noirâtre qui coulait de la plaie. J’étais content. Il a soupiré, longuement, comme soulagé. Une autre qualité de silence s’est installée entre nous, pour la première fois j’ai pu voir ce qu’il cachait derrière son masque d’angoisse : l’orgueil face aux défis passés ou à venir, l’étrange sérénité qui suit ou précède une délivrance. Ravi de ce que j’avais sur la peau, j’ai dit, fort :
— Il paraît que Van Gogh s’est suicidé juste après l’avoir peint !
Sans répondre, il s’est lentement retiré dans la cuisine, en haussant les épaules. Avant qu’il ne disparaisse, j’ai senti qu’il était trop tard pour en parler.
Pizza d’Italie
C’est à la nuit tombée que le désir monte en moi jusqu’à en devenir obsédant et souverain. Je bascule de l’autre côté, gouverné par des pulsions en souffrance, tout chavire, il faut que je sorte. Je suis de la race de ces grands fauves qui conçoivent le jour comme une longue léthargie avant la bacchanale. Elle ne s’arrêtera qu’aux premières lueurs. J’ai faim…
Je n’ai plus une seule bonne raison de quitter la place d’Italie.
Seulement vingt mètres à faire pour rejoindre le commissariat, rue Coypel, où les autres sont déjà énervés d’avoir affronté les bouchons et toute une série de petits emmerdements matinaux qui, pour un peu, vous cloueraient au lit.
Un boulevard à traverser pour rejoindre la consultation des maladies tropicales, à la Salpêtrière, et raconter mes petits ennuis gastriques à un spécialiste qui me considère comme un précédent médical. Rapport à cette saloperie que j’ai chopée au Mexique, il y a maintenant trois ans.
Après ce qui m’est arrivé là-bas, j’ai juré de ne plus quitter la métropole. J’ai acheté, vers Biarritz, un petit truc où je me repose en me nourrissant du potager de la ferme voisine. Le train pour Biarritz n’est pas loin non plus, à Austerlitz. C’est sûrement ce qui m’a poussé à ne pas acheter en Bretagne.
Si je remonte à plus loin, je dirais que mes deux années de droit, j’ai préféré les faire à Tolbiac, même si tout le monde disait que rien ne valait Assas. Tout ça pour dire que si je suis né à la Butte-aux-Cailles, ce n’est sûrement pas un hasard.
Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai fait cette escapade au Mexique. Et je n’ai pas fini de la payer. La maladie que j’ai dans les tripes et qui porte un nom invraisemblable est totalement incurable. Pas mortelle, d’accord, mais on vit à jamais avec un ennemi dans le ventre qui vous mord à la première goutte d’huile. Ce serait comme une espèce de fœtus démoniaque qui vous habite jusqu’à la mort et dont la seule activité quotidienne est d’annexer l’estomac pour faire de la place.
— Café, Largilière ?
— Non merci, patron.
Il va savourer son double-express bien serré, sous mes yeux. Le patron n’a pas encore compris à quel point le café est un liquide gras pour mon intérieur. Personne ne s’en doute, personne ne me prend au sérieux. Tout le monde pense, dans ce commissariat, que je mange du riz complet par conviction ésotérique.
— On n’a jamais vu un flic aussi casanier que vous, Largilière. J’ai une affaire en or à vous proposer. Je suppose que ça ne vous effraie pas de tourner en orbite autour de la place d’Italie pendant les semaines à venir ?
— Non.
Je n’ai même pas besoin de tourner autour, vu que je la surplombe de mon quatrième étage. Dès le réveil, je vérifie qu’elle est toujours là.
— Dites, Largilière, est-ce que vous vous êtes déjà fait servir une pizza à domicile ? Vous savez, ces boîtes où on téléphone et qui livrent en trente minutes.
Si je connais ? C’est la grande folie des collègues. Donc forcément ma hantise. Ces cons-là sont pendus au téléphone dès onze heures, qu’ils tapent un rapport, interrogent un client ou attendent la relève, on ne peut plus les croiser sans un triangle visqueux et nauséabond qui leur glisse des lèvres. Ça change du sandwich et de la Kro, ils disent. Tous, ils ont boycotté le café d’en bas, et depuis ça pue le gratin de mozzarella et le pepperoni gluant. Avant ils faisaient gaffe en me voyant ; maintenant je retrouve des étuis en carton jusque dans ma corbeille d’où émanent d’atroces remugles. La semaine dernière j’ai cru vomir en ouvrant un tiroir. Le patron sait tout ça, mais ne perd jamais une occasion de me taquiner.
— Mercredi matin on retrouve le cadavre d’un livreur de pizzas dans le petit square de la place d’Italie, au bord de la pièce d’eau.
— Vous voulez dire dans la place ?
— Oui, ces gars-là conduisent comme des dingues pour livrer à temps, sinon ils sont pénalisés. Au début on a pensé que le môme avait pris le trottoir pour griller les feux, qu’il s’était foutu la gueule par terre et qu’il était tombé foudroyé, dans le square, d’une commotion cérébrale.
— Et alors ?
— Et alors la thèse de l’accident est parfaitement exclue depuis ce matin. On a retrouvé un second cadavre de livreur, rue Bobillot, pas loin de sa mobylette, toujours sans la moindre contusion apparente. On attend les résultats du légiste dans la matinée. Une copie des rapports est sur votre bureau, vous passez me voir ce soir.