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Il est parti en trombe sans finir son café dont les senteurs exotiques m’ont agréablement agacé les narines.

Les gars du bureau se seraient passé le mot, ça ne m’aurait pas étonné plus que ça ; dès que je suis sorti de chez le patron, l’hystérie avait gagné les collègues :

— Hé Dédé, tu la veux à quoi, ce matin ?

— Double fromage, avec un côté oignon et un côté chorizo.

— Et moi, câpres et anchois, dis-leur de pas oublier l’huile piquante.

Durieux, qui passait les commandes au téléphone, n’a pas eu la décence de baisser d’un ton quand il m’a vu. Pour lui, je suis un handicapé du bide. Le pauvre type qu’a pas droit au bonheur prandial. J’ai failli lui dire que ses pizzas, elles arriveraient peut-être jamais, vu la malédiction qui s’abat sur les livreurs.

Il a fallu laisser passer le coup de feu de midi avant qu’un responsable de chez Rapid’za, rue de Tolbiac, ne daigne me répondre. Pour patienter, j’ai fait un saut, quai de la Rapée, à l’institut médico-légal. À chaque fois que j’y vais, je me félicite de le savoir si proche, avec juste le pont d’Austerlitz à traverser.

— Rien pour l’instant, Largilière.

— Vous aviez promis dans la matinée…

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Arrêt du cœur ? Ça vous suffira ? Non ? Alors laissez-moi bosser, parce que des motocyclistes dans la force de l’âge qui n’ont pas une seule ecchymose, pas la moindre petite plaie, rien du tout, c’est pas vraiment des cadeaux. Repassez dans la soirée.

— On peut les voir ?

Ça étonne toujours le légiste, quand je demande ça ; parce que les autres, ça leur coupe la faim. Quand ils voient des abats, des viscères, ils font des associations avec des trucs en sauce, ça leur donne la nausée. Moi, je suis toujours curieux de savoir ce que les gens ont dans le ventre. Peut-être pour comprendre ce qui déconne dans le mien.

En remontant le boulevard, j’ai relu les rapports en m’appuyant parfois aux pylônes du métro aérien qui grondait au-dessus de ma tête. La première victime travaillait chez Rapid’za, la seconde pour Pizza 30’. Les deux boîtes sont voisines et couvrent le même territoire, tout le treizième et une petite partie du cinquième. Évidemment, la première hypothèse qui m’a traversé l’esprit, c’est la guerre des gangs. La conquête du monopole de la pizza qui a dégénéré. On n’a rien vu de tel depuis la prohibition, j’ai pensé.

Quinze mobylettes garées devant chez Rapid’za, toutes équipées d’un petit coffret antichoc isotherme. Des gars en combinaison rouge s’essuient le front sans enlever leur casque. Le chef de secteur m’a emmené dans un recoin discret quand j’ai montré ma carte de flic.

— Je ne tiens plus mes gars, depuis cette histoire…

— Vous avez des ennemis ? Pizza 30’ ?

— C’est des concurrents, d’accord, mais y a de la place pour tout le monde. C’est vrai qu’on fait des meilleurs chiffres que Fissa Couscous, et Speed Burger, mais c’est pas une raison. China Express marche bien aussi, mais les gens préfèrent la pizza, qu’est-ce que vous voulez…

— Personne n’aurait intérêt à vous couler ?

— Si. Cherchez pas du côté de la restauration à domicile, inspecteur. Regardez plutôt vers les sédentaires, si je suis bien clair… Les pizzérias. Rien que sur les Gobelins, y en a déjà une bonne dizaine qui pleurent misère depuis qu’on s’est implantés…

Un gosse nous a débusqués. Il venait de se faire engueuler par un client à cause d’une erreur de garniture. J’ai repensé à ses deux collègues étendus dans le frigo. En voyant qu’il me filait discrètement, j’ai fait quelques pas vers le boulevard de la Gare. Il n’a osé m’accoster qu’à Chevaleret.

— Hep, inspecteur, je voulais juste vous dire qu’on s’est tous mobilisés pour retrouver ce salaud-là. Vous pouvez compter sur nous. On bouge vite.

— Un peu trop vite, même. Vous n’imaginez pas le nombre de plaintes qu’on reçoit chaque jour à cause de vous. Les piétons, les automobilistes…

— Trente minutes, inspecteur ! Vous croyez qu’on a le temps de faire un constat ? C’est pas notre faute… Vous savez en combien de temps refroidit une pizza ?

— Ça vaut la peine de risquer sa vie ?

Son œil s’est mis à pétiller, un sourire pervers l’a fait vieillir de dix ans.

— Oui. Ça vaut la peine… Vous savez, je suis bardé de diplômes, et j’ai tout largué pour ce foutu job… C’est pire qu’une dope. Nous sommes les seigneurs de la route. Je ne connais rien de meilleur que de livrer une minute avant l’expiration du délai. Chaque course se présente comme un défi, chaque pizza tiède comme une défaite. Et les deux livreurs morts sont nos premiers martyrs…

Il a regardé sa montre.

— Bon, faut que je fonce. J’ai encore sept minutes pour le 3, rue de Patay. On l’aura, ce salaud, inspecteur. Avec ou sans vous.

Il a fait hurler sa bécane et l’a cabrée pour faire demi-tour. En trente secondes, il n’était plus qu’un petit point rouge slalomant entre les klaxons.

C’est l’heure… L’heure où le monde se partage en proies et en prédateurs. Avant même la faim, c’est l’instinct du chasseur qui fait réagir le reptile. J’ai vérifié mon arme une dernière fois avant de sortir. Je retrouve le bruit et l’odeur du dehors, la nuit n’en finit plus de tomber. Mes proies favorites s’affolent et se bousculent déjà, toutes plus sauvages et fébriles. Véloces, ces petites folles… Il ne suffit pas de les guetter, de les repérer aux endroits stratégiques où elles consentent à figer, un instant, leur course. Si je rate cette seconde-là, il me faudra les cueillir dans leur élan, calculer leur trajectoire en fonction de la vitesse de mes projectiles. Pas faciles à traquer, les garces… Elles sont folles, imprévisibles, et capables de réactions inconsidérées qui bravent la plus élémentaire logique. Il faut compter avec ça. Je me poste à l’endroit habituel là où elles aiment bifurquer avant de virer vers leur destination définitive.

On m’a fourni les adresses des dernières commandes des deux victimes. Le premier a été abattu avant de livrer au 12, rue Croulebarbe, à 22 heures 15, dernière limite. Le second allait déposer sa pizza au 6, boulevard Arago, quand il a reçu le coup fatal, le lendemain même heure. Les deux avaient leur fric en poche quand on les a retrouvés. Dans la soirée, je suis repassé au commissariat. Le patron était déjà parti. En revanche, le légiste tenait absolument à me voir, quelle que soit l’heure. J’ai foncé à l’institut où il m’attendait devant une salade niçoise qu’un de ces gars en mobylette venait juste de lui livrer.

— Ça vaut quoi, les salades à domicile ?

— C’est la première fois que j’essaie. J’aurais préféré me la faire moi-même si je n’étais pas bloqué ici à vous attendre, Largilière. J’en ai pris une double, ça vous tente ?

Avec plaisir, la seule chose que j’ai ingurgitée aujourd’hui étant un petit bol de carottes râpées chez un traiteur chinois. Il m’a installé devant un petit set en plastique et a partagé équitablement les poivrons. Je lui ai laissé le thon et les oignons.

— Dites, inspecteur, vous avez déjà entendu parler du curare ?

— Le poison paralysant ?

— Oui, celui des Indiens d’Amazonie. À certaines doses on en tire des anesthésiants. Eh bien, imaginez un poison qui soit vingt fois plus violent que le curare. Paralysie du cœur en deux secondes.