— Ça existe ?
— Oui, ça s’appelle la tétratoxine. On l’extrait d’un poisson japonais appelé fugu et dont l’importation est totalement interdite en France. Les Japs en sont fous.
Il dit ça à un type qui a déjà du mal à digérer la sole en papillotes.
— Mais le poison que j’ai prélevé chez les deux jeunes est un pur produit de synthèse. Je ne savais pas qu’on en fabriquait.
— L’arme du crime ?
— Piqûre. Une sarbacane, je pense. Je n’ai pas retrouvé les aiguilles.
— Vous plaisantez ou quoi ?
Il s’est marré.
— Pour vous, c’est du gâteau, inspecteur ! Le tueur ne peut être qu’un chasseur jivaro doublé d’un redoutable chimiste. Ça doit pas courir les rues, dans le treizième arrondissement…
Je l’ai quitté et suis rentré chez moi tout en sachant que le sommeil ne viendrait pas vite. J’ai vu un livreur en rouge débouler dans la contre-allée réservée aux bus. Après ce que venait de me dire le légiste, je n’ai pas pu m’empêcher de le prendre pour une cible mouvante. Évidente. Tentante. L’idée du chasseur m’est revenue en mémoire. En la regardant de ma fenêtre, la place d’Italie m’est apparue comme une jungle touffue toute pleine de dangers exotiques, et j’ai eu la certitude qu’il allait remettre ça très vite.
L’oasis est déserte, comme tous les soirs… Je trempe mon visage dans l’eau et attends un instant que la douceur du soir vienne le sécher… Posté plein sud : c’est par là qu’elles arrivent, il suffit d’attendre. Personne ne peut me voir derrière les buissons qui cachent la place entière à tous ceux qui la contournent. J’aime ce poste d’observation. Hier, pas plus de dix minutes pour en voir surgir une, bien rouge, vrombissante et sauvage. Mes proies se partagent en deux espèces, les rouges et les vertes. Les rouges sont en général bien meilleures. L’avantage, c’est qu’on les repère de loin, ces petites imprudentes… J’ai faim.
Tiens, qu’est-ce que je disais… En voilà une…
— Réveillez-vous, Largilière. Approchez-vous de votre balcon.
Le patron a raccroché tout de suite. J’ai obéi sans comprendre. En bas, dans la pénombre, j’ai vu des gyrophares, des blouses, et le patron, le nez en l’air, me faisant signe de descendre d’un petit geste méprisant. À demi inconscient, j’ai pris la peine de m’habiller. J’ai oublié les pantoufles, et le patron a fait semblant de rien. Le corps du gosse émergeait d’un buisson, le visage fracassé et encore sanguinolent.
— Il a changé de méthode, il a dit. On a affaire à un sadique. Regardez-moi ce travail…
— Non, c’est pas le genre du chasseur. Le môme a du se blesser dans la chute après avoir reçu l’aiguille.
— Dites donc, Largilière… Vous dormez debout ? À moins que vous me cachiez un certain nombre d’éléments.
— Curare. Le légiste devait vous faire parvenir le rapport.
— Vous vous prenez pour Tintin, Largilière ? Un psychopathe que vous êtes chargé de me trouver vient de buter quelqu’un sous vos fenêtres pendant que vous dormiez, et tout ce que vous savez dire, c’est : curare. C’est votre estomac qui vous monte à la tête ?
L’idée m’est venue juste quand il a dit ça.
— Est-ce qu’on a retrouvé la pizza ?
— Hein ?
— La pizza… Il l’avait livrée ou pas ?
— Oui, on a vérifié, il rentrait chez Rapid’za pour rendre sa caisse. Vous avez une idée, Largilière ?
L’ambulance a emmené le corps.
— Non, pas pour l’instant… Mais on a tout intérêt à patrouiller dans le secteur le reste de la nuit…
Il allait me demander pourquoi, quand un appel radio l’a interrompu. On venait de retrouver le corps d’un gosse de chez Pizza 30’, à deux pas du square Jeanne-d’Arc.
Il est tard. Il faut que je rentre. Le contretemps de ce début de soirée n’a fait qu’enflammer mon appétit. Il est rare que je me trompe, je sais bien faire la différence entre les vides et les pleines… Mais pour celle-là, j’aurais pourtant juré… Son orientation, sa vitesse… Je n’aime pas tuer inutilement. Demain je ferai plus attention.
— Ce n’est pas un assassin, patron. C’est juste un gars qui tue pour se nourrir.
Le patron m’a flanqué d’un coéquipier. Le genre de gars qui bouffe des frites dans la voiture et qui me prend pour un cave quand je commande un Perrier. Moi aussi j’aimerais boire du dur, certains soirs.
— Je ne comprends pas ce que vous dites, Largilière.
Moi non plus. Mais je ne peux plus me défaire de cette idée. Les intuitions de flic, c’est comme les blagues, faut être sûr de la chute sinon on fait un flop. Et pour l’instant, tout ça ressemble à une blague. Devant mes hésitations, l’inspecteur Durieux a décidé de prendre les choses en main.
— Laissez-moi une semaine et je vous le retrouve, vot’ dingue.
J’imagine ses méthodes, trente flics en faction autour de la place d’Italie après 22 heures, quatre fusils à lunette perchés sur les toits et quelques grenades quadrillées au cas où. Ce serait le fantasme de sa carrière, faire exploser la tête d’un vrai serial killer comme on n’en rencontre jamais dans une vie de flic. Un rêve.
— On a affaire à un chasseur, j’ai dit, c’est pas plus compliqué. S’il a récidivé, la nuit dernière, c’est que sa première victime rentrait à vide. Vous ne soupçonnez pas ce dont est capable un gars qui pense avec son estomac.
Le patron et Durieux se sont regardés. J’ai senti un glissement. Une petite fissure qui ne demandait qu’à s’ouvrir en crevasse. J’ai pourtant insisté.
— Réfléchissez avant de sortir la cavalerie. Qu’est-ce que fait un chasseur quand on balise son territoire ? Il l’agrandit, il s’exile. On a tout intérêt à le garder parmi nous.
Ça ne les a pas convaincus, surtout le patron qui a dit, gêné :
— Largilière… L’inspecteur Durieux a une piste sérieuse. Il préfère travailler avec son équipier habituel, qui vient juste de rentrer de vacances. Si vous en profitiez pour en prendre un peu. Quelques jours.
J’ai haussé les épaules.
Les petites friandises se font plus rares depuis que j’ai dû quitter mon vivier, mais qu’importe… J’en ai trouvé tant d’autres. Je viens d’en rater deux, un peu trop exposées, et trop lentes pour avoir encore leur précieux nectar. Depuis que je ne peux plus me fier à leur direction, il ne me reste que leur vitesse et les risques qu’elles prennent, pour déterminer si elles sortent ou rentrent au nid.
Tiens, la voilà, une belle verte… Elle va s’arrêter un petit instant, je le devine à son vrombissement qui décroît à mesure qu’elle se rapproche de moi. J’ajuste le tir… Je vise dans le vert… Au petit bonheur.
Arrive le moment le plus délicieux. La découverte… La surprise… Regardez-moi ça ! Une vraie fête ! Bien chaude… Une méga quatre/cinq personnes avec huit garnitures : olives, bœuf épicé, thon, champignons, anchois, câpres, fruits de mer, et ce que je préfère par-dessus tout : double mozzarella. On n’en rencontre pas tous les jours, des comme ça… C’est le rêve doré de tout chasseur de pizza… Un trophée… Je ne sais plus par quel bout l’entamer… C’est la récompense de toutes ces soirées de veille, de mes longues marches nocturnes avec la faim au ventre, de mes heures d’immobilité, d’attente et d’espoir. Ma solitude. C’est dans ces moments de grâce que je me rends hommage pour tous les risques encourus.