Non, je n’ai pas eu le cœur de partir à Biarritz. Malgré les encouragements unanimes de la maison. Depuis huit jours, Durieux et son pote ont pris les choses en main. Je les regarde s’égarer, de loin. On a retrouvé des cadavres de livreurs un peu partout dans Paris, square Montholon, parc Montsouris, jardin du Palais-Royal. Il change de quartier tous les soirs. Jamais on ne retrouve la pizza. Mais ça, tout le monde s’en fout. Durieux est sûr de sa piste, il refuse de m’en parler et me renvoie à mes rapports et à toutes les paperasses qu’on veut bien me laisser, pour m’occuper. Durieux ne dort plus. Durieux ne mange plus de pizza. Le patron a fermé les yeux sur la milice que les livreurs ont formée. Ils organisent des chasses à l’homme en jouant avec leur roulement. Les mômes sont dans le vrai. Même s’ils n’arriveront jamais à rien.
Je m’apprêtais à soigner ma maladie avec un Tupperware de concombres quand Durieux et son pote sont entrés dans le commissariat en bousculant ce drôle de petit bonhomme qui claudiquait avec le plus mauvais déhanchement qu’il m’ait été donné de voir. Ils l’ont fait asseoir de force en face de moi, sans enlever les menottes qui le forçaient à cambrer le dos et rendaient sa silhouette encore plus difforme.
— Largilière ! Tu prends sa déposition pendant qu’on le cuisine, a ri Durieux. On n’a pas les mains libres.
J’ai obéi. Intrigué. Et n’ai pas eu à attendre longtemps, le pauvre gars a avoué tout de suite. Il a tout balancé, d’un coup, en commençant par le début.
L’accident.
L’avenue des Gobelins qu’il traversait, il y a deux mois, la mobylette qui surgit à contresens, le clash, le gars en combinaison rouge qui s’est sauvé en le laissant gémir à terre, l’hôpital, l’opération, la convalescence où il a appris à marcher autrement. Et tout le reste, le désir de vengeance, les livreurs qu’il a traqués, le soir, une batte de baseball en main. Jusqu’à ce que la nouvelle milice de chez Rapid’za le retrouve cet après-midi en train de s’acharner sur l’un des leurs.
Je continuais à taper les soi-disant aveux sans perdre des yeux Durieux, qui arborait son sourire stupide. Le seul qu’on lui connaisse.
— Mon pauvre Durieux, va… Il est beau, ton psychokiller… Demande-lui combien il en a tué…
L’éclopé a relevé la tête d’un coup.
— … Tué…?
Hier j’ai eu la plus grande surprise de la semaine : la pizza aux quatre fromages. Gorgonzola, parmesan, provolone, mozzarella. Le hasard… Ça m’a consolé de celle de la veille, avec juste de la tomate et un œuf dessus. Une misère… Ça fait partie des lois, on ne sait jamais sur quoi on va tomber, cela rend la chasse encore plus passionnante.
Le suspect était sous les verrous depuis deux heures seulement quand le chasseur a remis ça. Le patron m’a fait venir dans son bureau. Seul.
— Je suis dans la panade, Largilière. On s’inquiète, en haut lieu… C’est le chasseur ou moi.
— Autrement dit ?…
— Vous avez carte blanche. Mais faites vite.
— Vous débarquez Durieux et ses cow-boys. Et vous arrêtez de patrouiller sur la place d’Italie dès ce soir. Il faut aussi négocier avec la direction de Rapid’za et ses concurrents pour qu’ils suspendent pendant trois jours toute activité, hormis dans le treizième arrondissement.
— Je m’en occupe.
Je suis rentré chez moi pour n’en sortir que le lendemain à la tombée du jour.
Pour piéger un chasseur, il faut une proie. Je ne me sentais pas le courage de chevaucher une mobylette en combinaison rouge en attendant de recevoir un dard dans l’oreille. J’ai passé la soirée rivé à ma fenêtre en sachant que le chasseur de pizzas ne se hasarderait pas dans le quartier avant le lendemain. Il allait bien devoir revenir ici, là, en bas, dans cette pizza géante qui annonce l’Italie.
J’ai marché longtemps, partout, fou de rage et de faim. Pour rentrer bredouille, humilié, avec une crampe à l’estomac, une douleur inconnue et tenace. J’ai bien failli ressortir pour capturer n’importe quoi, un hamburger, une salade, mais à force de volonté j’ai su résister à ces indignes déviances. Comment aurais-je pu me douter d’une telle migration ? Sélection naturelle des espèces ? Exode ? Tout marchait si bien il y a quelques jours encore. La faim m’empêche d’y voir clair.
22 h 30. Les consignes ont été respectées, pas le moindre flic autour de moi, pas même de clodo pour venir me déranger dans les préparatifs. Je suis seul, enfin, avec mon barda étalé près du jet d’eau. La bouteille de gaz que j’ai reliée au petit four qui traînait dans la cave d’un voisin de palier.
Qu’est-ce que c’est, une pizza ? Rien de plus qu’une couche de pâte qu’on essaie de rendre à peu près circulaire, avec, par-dessus, un mélange de trucs disparates jetés sans ordre précis en commençant par la sauce et en terminant par le fromage. Une espèce de tartine garnie et gratinée. Et pour ça, on peut tuer…
Ce soir il a bien fallu que je me rabatte dans mes quartiers. J’ai trop faim pour imaginer une stratégie, la première qui passe sera pour moi, quitte à pister à découvert. On ne m’empêchera plus longtemps de…
Cette odeur…?
Elle vient de la pièce d’eau…
Bon d’accord, je n’y suis pas allé de main morte sur la garniture. J’ai voulu mettre toutes les chances de mon côté. Des bouts de choses, immondes… grasses et obscènes : des tranches de chorizo, des morceaux de merguez, des pepperonis, de la viande hachée, avec du jambon et un tas d’autres garnitures. Une bonne nappe d’huile, sans oublier le fromage qui scelle le tout sous une toile d’araignée blanchâtre. Vu la taille du four, je n’ai pu en faire une aussi grosse que j’aurais voulu. Mais la mienne vaut bien toutes celles qui garnissent les terrasses de l’avenue des Gobelins.
Brusquement, ça s’est mis à sentir l’Italie, même si je n’y suis jamais allé. J’ai eu l’impression que la soirée allait s’éterniser et que l’été serait chaud. Quelque chose s’est passé dans mon estomac, un phénomène inconnu que je n’ai pas eu le temps de fouiller, à cause de cette présence que j’ai sentie dans mon dos. Je n’ai pas vraiment eu peur, j’ai juste levé les yeux de ma pizza pour les laisser traîner par-dessus mon épaule. J’ai cherché quelque chose à dire pour donner le change et n’ai trouvé que :
— Bonsoir…
Il n’a pas répondu et s’est juste déplacé pour me voir de face. L’image du chasseur était si bien ancrée en moi que je m’attendais à trouver un gros bonhomme en treillis beige avec un Stetson à large bord et tout un arsenal autour de la ceinture. Je n’ai vu qu’une silhouette chafouine engoncée dans une veste bleue et un jean un peu dégueulasse. Je lui aurais dit de passer son chemin s’il n’avait eu ce regard éberlué et ardent à la fois, hésitant entre la pizza et moi. J’ai répété mon bonsoir, il a maintenu son silence. Il fallait que je parle.
— Vous aimez la pizza…? Ça vous dirait de la partager avec moi…? Je sais qu’on en trouve partout, de nos jours… Dans les restaurants, dans les supermarchés…
Depuis le début j’avais l’intime conviction qu’il ne me tuerait pas si je la lui servais sur un plateau.