La rue de l’Arbre-Sec conduit à un terrain vague, que j’ai traversé comme une jungle, sautant au hasard entre les tapis de ronces et les ornières boueuses. J’y jouais naguère, avec José et le reste de la bande. C’était le Jardin des mauvais garçons. Au fil des années la triste réputation de ce cloaque ne s’est pas démentie. On y a retrouvé les toutes premières seringues de l’histoire de la contrée. Quelques loubards y ont été arrêtés après divers casses. Jusqu’à l’affaire de viol qui a traumatisé la ville entière, cette fille retrouvée morte il y a maintenant deux ans. L’affaire du « viol dans le Jardin des mauvais garçons », c’est comme ça qu’on l’a appelée dans le journal local. J’ai toujours soigneusement évité de traîner autour de ce terrain vague. La superstition, la frousse, la rumeur, que sais-je encore. Mais ce matin, vers les neuf heures, dans la dernière ombre de la nuit, je l’ai traversé comme un conquérant.
Je me suis très vite retrouvé au cœur de la ville qui vivait déjà fort. J’ai épié, tout autour de moi, les dames, les cabas, les étalages du marché. La cité, le quartier pavillonnaire, la mairie. Étonné de tout, de l’activité de chacun, du sourire matinal de quelques-uns, du soleil qui s’annonçait plus tôt que prévu. En passant devant la bordée de pavillons, je me suis arrêté devant celui de cette ordure d’Étienne, à l’heure où d’habitude il étrenne son premier litron. J’ai jeté un œil par la fenêtre, pour y distinguer sa silhouette malhabile derrière les rideaux. Déjà courbé, déjà malade.
Personne ne m’aurait vu entrer. Ni sortir. Personne ne se serait douté d’une visite. Ni rien. Il aurait suffi de jeter le Colt dans un égout, personne n’aurait pu imaginer qu’il sortait de la nappe de la Malou, a fortiori d’une vareuse de soldat américain mort pas loin de son parachute. Personne au boulot n’aurait vu que j’avais une petite heure de retard. Personne n’aurait pleuré sur la peau d’Étienne.
Je me suis demandé si la vie offrait une session de rattrapage. Une seule. Un erratum du passé. Un coup de crayon. Une légère rectification de destin. Ce matin, j’ai eu la certitude que oui. J’ai jeté un dernier coup d’œil par la vitre embuée, pour contempler Étienne, toujours courbé, toujours malade. J’ai respiré profondément, comme une bouffée de sérénité retrouvée. Et j’ai passé mon chemin.
J’ai mangé à contretemps et marché à contresens. Enfin seul. Touriste amusé de son propre quotidien. Au loin, j’ai vu mes collègues sortir du bureau pour se jeter sur le plat du jour du café d’en face.
Mon fils m’a toujours inquiété en me parlant de cette baraque à frites à la limite de la ville. Je n’ai pas eu besoin de la chercher beaucoup. C’était donc là qu’il avalait ces saucisses grasses, qu’il cloutait son blouson avec des étoiles de pacotille, et qu’il jouait au petit rebelle pour impressionner sa fiancée. La troupe de gosses se demandait ce qu’un vieux con pouvait bien faire là, à traîner sur son territoire. Mais ils ont tout de suite cessé de s’intéresser à moi quand la 504 break a pilé net devant eux, renversant une des mobylettes à leurs pieds. Des adultes en sont sortis, des vrais, des aguerris. Avec des cravates élimées et des manteaux amples, des gants en peau. De quoi bluffer une paire de baskets et un Levi’s mal vieilli. En temps normal je serais parti, pour ne pas assister à leur petit théâtre d’esbroufe, car après tout, personne n’oblige personne à se nourrir de frites huileuses ni à serrer des mains arrogantes. Mais, cette fois.
Les gosses ont eu peur, sans oser bouger, l’un d’eux s’est excusé en pleurnichant comme le chien du vitrier, un autre a sorti du fric pour rembourser on ne sait quoi, un troisième a vu sa mob projetée au beau milieu de l’autoroute. Je n’ai pas pensé une seconde à mon môme, le mien, celui qui aurait pu se trouver là. Un des quatre méchants m’a dévisagé et m’a conseillé de passer mon chemin. C’est d’ailleurs celui-là que j’ai giflé en premier. Une superbe gifle. Un bel aller-retour comme on voit dans les films, et de la main gauche, car la droite, trempée de sueur, ne lâchait toujours pas le métal chaud. Après une seconde de consternation, j’en ai giflé un second, en souriant. J’aurais tant aimé qu’ils réagissent, qu’ils s’énervent. Leur trouille m’a agacé de plus en plus, j’ai hurlé, donné des coups de pied, des coups de poing, je me suis déchaîné pour qu’ils sortent de cette insupportable hébétude. Je n’ai entendu que le claquement des portières et le cri rauque du moteur. Les gosses m’ont pris pour un héros. Mon fils aurait pu être là, parmi eux, et m’admirer aussi. Quand en fait jamais pire lâche n’avait traîné ses guêtres dans le coin.
Le reste de la journée a été riche en événements. J’ai vécu toute une série de « premières fois ». Le premier bar où j’ai lancé un verre dans les rangées de bouteilles, le premier flic dont j’ai soutenu le regard jusqu’à ce qu’il baisse les yeux, la première descente aux enfers dans la ruelle la plus sinistre du quartier le plus pourri que j’aie pu trouver. Tout a marché mieux que je ne pouvais l’imaginer, j’ai joué de toute la gamme des sentiments inconnus, l’arrogance, le cynisme, le mépris, mais j’ai eu le temps de redresser quelques torts, de lancer un ou deux défis et de m’offrir quelques gestes magnanimes. Il me suffisait d’en avoir envie, d’abuser de mon bon vouloir, de chercher la limite et la voir reculer et reculer sans que je ne puisse jamais l’atteindre. C’est sans doute ce point qui m’a fait le plus mal.
Je ne suis pas rentré chez moi. Vers les huit heures du soir, je suis retourné dans le Jardin des mauvais garçons où, bien calé dans une petite cabane de gosse, je m’évertue à transcrire sur le papier tout le détail de cette journée folle. Afin qu’il en reste quelque chose. Je ne dois rien oublier, surtout vers le début de la matinée. Le souvenir de ces fourmillements dans la paume de la main, ces frissons. Et puis cette griserie. Ne pas oublier de parler de cette griserie, rien qu’en marchant dans la rue. Et dès les premiers pas. Comment parler de cette ivresse, comment la raconter ? Il faut que je dise aussi que vers le milieu de l’après-midi, je me suis demandé si je n’avais pas de réelles prédispositions à porter un revolver. Ou si j’avais l’étoffe d’un tueur. Il m’a semblé que non. J’ai juste voulu être un autre, et si j’avais pu prévoir que ça marcherait aussi bien, je ne me serais sans doute jamais lancé dans cette expérience. Il faut que je note tout. On ne balade pas un Colt impunément. C’était bon de le sentir fondre dans la main. Comment raconter ça ? Je suis quelqu’un d’ordinaire. J’ai peur de la précarité des choses et des gens. Il faut que je dise que je n’ai pas voulu rentrer chez moi, pour que ça continue encore un peu. J’aimais bien être cet autre. Parce que c’est moi, après tout. Et j’ai essayé de le dire avec des mots ordinaires. Et demain ? Il aurait fallu que je marche dans la rue comme si rien ne s’était passé ? Demain je n’en saurai pas plus sur le mystère de la Malou, et je ne saurai sans doute jamais ce qu’elle a fait au vitrier. Demain Étienne sera toujours vivant, et continuera d’expier dans l’alcool ce qu’il m’a fait. José n’aura toujours pas sa photo. Mon fils écoutera l’histoire du justicier inconnu qui a giflé les méchants. Mes collègues iront se précipiter sur le plat du jour. Et tous ceux que j’ai croisés se souviendront de moi, demain, et peut-être le jour suivant.
Je me suis arrêté d’écrire un instant pour vérifier une dernière fois le barillet. Puis, j’ai essuyé le bout du canon pour éviter au mieux le goût de la rouille dans la bouche.
Le balcon de Roméo