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— Eh bien, ça ressemble un peu à ça. Nous avons notre purgatoire. Quelques impies expient pendant deux ou trois siècles, on soumet leur cas au comité central et en général on passe l’éponge. C’est ce qu’on envisage pour vous.

— C’est vrai ? Je n’irai pas directement en dessous ?

— Bah… on hésite. C’est vrai. On ne sait pas trop. Vous avez quand même caché deux camarades pendant la guerre, et vous risquiez le peloton. Vous n’avez rien demandé en échange, il faut le reconnaître. Et ça compte.

Ah ! putain… Si j’avais su, je les aurais bichonnés, ces deux-là. Le plus gros des deux n’avait pas inventé la baisse tendancielle du taux de profit, on peut pas dire… Mais il ne ronflait pas pendant les perquisitions, c’était déjà ça. Et l’autre, aïaïaïe ! un bavard ! un doctrinaire ! On ne sait pas ce qu’il est devenu celui-là, à la Libération.

— Je peux vous le dire, il est parti aux États-Unis pour un projet de révolution à New York, mais ça n’a pas marché du tonnerre.

— Alors, c’est bon, ça pèse dans la balance, un truc comme ça, hein ?

— Oui, mais ça sera le purgatoire quand même. Je peux m’arranger pour écourter un peu.

— Et ça ressemble à quoi, votre truc ?

— Bah… en gros, il y a cinq cercles. Ça va du plus léger au plus lourd. Le premier est réservé à des gens comme vous, y a de tout, des incroyants, des mous. C’est surtout un cercle d’apprentissage et de rééducation. Ensuite il y a les fainéants, ceux qui séchaient les réunions de cellule, ceux qui se levaient tard le dimanche, ceux qui ne payaient pas leur cotisation, ceux-là sont chargés d’encadrer les damnés du premier cercle. Les autres ne vous concernent pas, vous n’aurez pas à les croiser.

— Dites toujours.

— Les trois derniers sont réservés aux renégats. Les maos travaillent le pistolet à peinture, ça leur laisse pas beaucoup de temps pour l’autocritique.

Les trotskistes sont condamnés à écouter les discours des autres sans pouvoir en placer une (ils disent qu’ils préféreraient le pistolet à peinture). Et pour finir, les anars. Eux, c’est le problème… On n’a pas encore trouvé quoi leur faire faire.

Père courage

— Tu aurais tort de ne pas me recevoir.

— … Entre.

À cause de toi j’ai demandé à Isa de partir. Elle l’a fait sans hésiter quand elle t’a vue prendre possession de la pièce. Cette insupportable odeur de suffisance à laquelle je ne fais plus attention. Je t’ai laissée prendre sa place dans le fauteuil sans mot dire.

— Comment elle s’appelle ?

— Ça te regarde ?

— T’énerve pas… Ça fait bien douze ans que je ne suis plus jalouse… Je passais juste te faire mes adieux. Bangkok… J’ai un vol demain matin.

Tu mens toujours aussi bien. La dernière fois que je suis venu chez toi, j’ai vu traîner des horaires de vols pour Caracas. Il y avait même un guide du Venezuela dans ta salle de bains. T’as ton ami Osvaldo, là-bas. Depuis qu’on a divorcé, il est prêt à tout, même t’héberger… Je lui souhaite bien du courage.

— C’était pas la peine de te déplacer pour ça.

— De te savoir heureux, ça aurait nui à ma nouvelle vie là-bas.

Quand tu as dit ça, j’ai regardé vers la porte de la chambre bleue.

— Je pars avec Marc.

J’ai fait comme si je m’y attendais.

— Tu penses qu’il a envie de te suivre ?

— Il ne te supporte plus. Je sais bien ce qu’il ressent…

Il y a quatre ans à peine, tu ne cherchais pas à savoir ce qu’il ressentait pendant qu’on visitait les villas chics du bord de mer. « Vas-y Marc, va voir là-haut, dans ce réduit, on sait jamais… » Des coins poussiéreux, inaccessibles, il t’obéissait, le pauvre, il en ressortait avec des vieilleries, des antiquités qu’on revendait deux sous à des brocanteurs du coin. Et on fuyait, jusqu’à la ville voisine, en plein hiver, à la morte saison… Il avait compris depuis bien longtemps qui tu étais. Moi, je laissais faire, ça changeait pas beaucoup… Il m’aimait plus que toi. Il m’a toujours aimé plus que toi.

— Marc ne te suivra pas, il en a marre d’être trimbalé.

— T’avais moins de scrupules quand tu l’entraînais dans tes parties de pokers.

Il aimait ça, le poker, je ne l’ai jamais vu aussi heureux. On avait mis au point un code. Il tournait autour des tables pendant des heures, personne ne s’intéressait plus à lui, il virevoltait dans le décor, comme une mouche. Quand il chantait O sole mio, je savais que mon voisin de droite avait un full, quand il chantait Les Roses blanches, ça voulait dire que mon vis-à-vis avait un brelan, quand il chantait Hirondelle du faubourg, j’avais compris que mon voisin de gauche avait une paire de Dames, etc. C’était clair, c’était propre, il adorait ça. Lui et moi on faisait la paire d’as…

— Tu as toujours fait en sorte qu’il me déteste. Pense à sa nouvelle vie, là-bas, ailleurs… Il a une chance. Qu’est-ce qu’il lui reste, ici, à tes côtés ? Une vie de malfrat… Il ira en taule, comme toi…

Non, pas la taule. Il ne serait jamais allé en taule. Il avait compris ce que c’était, bien avant tout le monde. Il venait avec toi, au parloir, il savait que les méchants étaient privés de liberté, je lui disais à travers le grillage que c’était la pire des choses. Il ne pouvait pas imaginer que j’étais un méchant. Il ne savait pas ce qu’était une banque… Ni un braquage. Il ne savait même pas ce qu’était l’argent. Il m’admirait. Pas toi… Toi, tu étais… Je ne veux pas dire ce que tu étais.

— Marc et moi, c’est une histoire d’amour. Il est temps que je le sorte de tes pattes. Tu te souviens de l’époque où on lui faisait passer la frontière italienne ?

Oui… C’était une idée à toi… Les diamants venaient d’Afrique du Sud et passaient par Modane, à la frontière italienne. Dans les couches, il avait plusieurs milliers de dollars, personne n’a jamais rien vu. Ça a duré combien de temps, ce manège ? Six mois ? Il avait tout juste deux ans. Les couches-culottes les plus précieuses du monde… Il pourra s’en vanter, plus tard… J’étais contre. Tu avais insisté. On n’avait pas à se plaindre, c’est vrai, mais j’étais contre.

— Maintenant, va le réveiller, je prépare son sac.

T’as bien choisi ton jour, espèce de garce… Hier, Marc et moi, on s’est engueulés à mort. Je lui ai interdit de sortir avec sa bande de marlous. J’ai vu de la haine dans ses yeux. Pour la première fois. Et ce petit con a toujours aimé les voyages, il va vouloir te suivre sur un coup de tête, il ne t’aime pas mais il va te suivre.

— Tu le ramènes quand ?

— Le ramener…?

Ça va, j’ai compris. Tu te fous du môme, tu veux juste te venger de tout ce qui nous lie, lui et moi, tu n’as jamais supporté ça. Il va te lasser au bout de deux jours, tu vas le rendre dingue. Tu vas te servir de lui, comme on a toujours fait.

Tu n’as pas bronché quand j’ai sorti le vieux Smith & Wesson bodyguard de derrière la plaque de liège du corridor. Ça m’a fait drôle de le braquer sur toi.

— Va pas faire une bêtise, tout le monde sait que je suis là, même mon avocat, c’est lui qui m’a expliqué que j’avais le droit de reprendre le môme. Et ta fiancée m’a vue, elle irait faire un faux témoignage ? Tu retournerais au placard, et le gosse finira dans la rue, c’est ce que tu veux ? Lâche ce flingue. D’ailleurs, il est à moi…