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Avocat, faux témoignage, et instinct de propriété pour finir… Si on t’arrachait le bras tu pleurerais pour qu’on te rende ta montre. Pas une seconde tu n’as imaginé le regard de ton propre fils devant le cadavre de sa mère. Comment a-t-on fait pour l’avoir, ce môme, hein ?

J’ai eu juste le temps de cacher l’arme quand j’ai entendu grincer la porte de la chambre bleue. Il se frotte les yeux. Le sommeil n’y est pour rien. C’est ta présence, là, ici. Plus d’un an qu’il ne t’a pas vue.

Tu l’embrasses, il ne comprend pas. Quand tu lui parles d’avion, il ouvre grand les yeux, il sourit. Et il me défie du regard.

Tu lui as demandé d’attendre dans la voiture. Il ne s’est même pas retourné en sortant. Il tient ça de toi. Ça s’est passé comme un accident, on voit venir le choc, on a même l’impression de l’attendre, on regarde, on laisse faire, c’est l’apesanteur pendant une seconde, et puis… Il a dévalé les escaliers. À ton regard j’ai su que tu attendais ce moment depuis des mois. Ce môme ne peut pas exister sans moi. Pas encore. Tu m’as mis une petite tape sur la joue avant de partir.

J’ai entendu la voiture démarrer, le compte à rebours a commencé juste après, moins une minute, moins deux. La voiture tourne le coin de la rue, je vous devine encore un instant mais l’image s’estompe et meurt en silence.

J’ai éteint toutes les lumières et me suis recroquevillé dans le canapé. Rien, j’ai cru que je ne ressentirais rien, une impression étrange, on a tellement peur de souffrir que rien ne vient, on chercherait presque à avoir mal, on se sent coupable, une vague pointe vers l’estomac, rien, pas grand-chose.

J’ai cru qu’il revenait. Je savais que c’était lui. Je n’ai pas voulu y croire tout de suite. J’ai attendu. Je l’ai vu revenir vers moi, il ne lui a pas fallu plus de dix minutes pour comprendre. Ses ongles crissent contre la fenêtre entrebâillée. Le petit con… Il a escaladé le mur pour me faire la surprise. Ça, il le tient de moi.

— … Marc ?

J’ai vu cette petite silhouette dans le noir et me suis dressé d’un bond, je me suis jeté dans ses bras, je t’aime, petit con, on va tout recommencer, hein ? Rien que tous les deux, si tu veux voyager, on s’en va, là, tout de suite, ton sac est déjà prêt, attends-moi…

Quand il a entendu le son de ma voix, il s’est plaqué contre le mur, il a poussé un cri de surprise. Marc…? Ma main a heurté l’interrupteur.

C’est là que j’ai vu ce petit bonhomme voûté, tremblant.

— N’approchez pas… N’approchez pas !

La surprise nous a figés tous les deux. Il doit avoir quinze ans, pas plus. Il a sorti un cran d’arrêt.

— Fais pas le con, petit… Comment tu t’appelles…?

À cet âge-là j’étais plus habile pour visiter les baraques… Je savais au moins les choisir. Il n’y a plus rien de bon à prendre, ici, petit crétin… On vient de me voler mon seul trésor… Quinze ans. C’est la taule qui te tente ? Si t’avais fréquenté les parloirs, tu saurais. Range ce couteau. Rentre chez toi, il y a peut-être des gens qui t’attendent. Ils ne sont peut-être pas aussi mauvais que tu penses.

— Tu vas lâcher ce couteau, nom de Dieu !

Je ne voulais pas lui faire peur, j’ai tendu les mains. Il a paniqué. Je suis tombé à genoux, devant lui, en silence. Il s’est cogné dans les meubles en partant. J’ai crispé les mains sur mon ventre, elles se sont engluées de sang. Le petit con… En me traînant à terre, j’ai trouvé la force de fermer la fenêtre et décrocher le téléphone. Et sans savoir pourquoi, j’ai éteint la lumière.

L’ambulance est arrivée juste après les flics. L’un d’eux m’a donné l’ordre de ne pas bouger, j’ai voulu dire un mot, la douleur a décuplé d’un coup.

— Ne parlez pas, vous allez vous en tirer…

On m’a posé sur le brancard. Au passage j’ai crispé la main sur la manche d’un uniforme.

— Elle s’appelle… Sylvie… Sylvie Rolle… Elle vient d’emmener notre fils… J’ai tout fait pour l’en empêcher… Même son avocat était au courant de sa visite… Elle voulait se venger, vous savez… Elle doit prendre un avion, dans quelques heures… Pour Caracas…

À nouveau, il m’a dit de la boucler mais son collègue a sorti un carnet.

— R.O. deux L.E… Ne dites rien au petit… Je vous en prie…

Quand j’ai vu qu’il avait tout noté, j’ai poussé un soupir. Ils ont cru que c’était la douleur.

Je ne pouvais pas te laisser partir. On n’ira pas la voir au parloir. Je t’aime, petit con.

Toujours de l’audace !

Comme d’habitude, il refuse de boire autre chose que du jus de tomate.

— Mettez-y un peu de tabasco, au moins.

Il secoue la tête avec sévérité. Difficile de savoir quand Maximilien est de mauvaise humeur. Depuis vingt ans que nous nous connaissons, je ne l’ai vu sourire que deux ou trois fois. Je crois bien qu’il n’a jamais ri.

Un pochard à ma gauche commande un autre demi de sa voix gondolée. Une fille un peu paumée se laisse avoir au bagout du premier venu au sourire égrillard. Le patron du bar coince deux jeunes punks qui partaient sans payer. Un couple à une table du fond s’est lancé dans une dispute entrecoupée de bisous mécaniques.

— Il n’y a que vous pour trouver des endroits pareils, fait Max. Vulgarité plurilatérale… Condensé de veulerie humaine… Tout y est.

— Vous y allez un peu fort, non ? Ce n’est qu’un pauvre bistrot, un petit théâtre du quotidien dans sa séance du soir.

Il hausse les épaules.

— Votre indulgence ne m’étonne pas, vous serez toujours le tolérant qui se contente d’un rien. Mais regardez-y à deux fois, nous assistons ici même à la déroute universelle : nous avons l’esclave alcoolique dans son délit de fuite. Le mâle hâbleur, membré, soucieux de besogne et de pouvoir sur une égarée qui n’aspire déjà plus à grand-chose. Un tenancier, fier de son bon droit de tenancier, qui pour quelques francs ne se prive pas de morigéner deux jeunes crétins dont le seul et dernier honneur est de consommer sans payer. Sans parler de ce couple, là-bas, qui se cherche entre le meilleur et le pire.

Je ne peux m’empêcher de sourire devant une telle synthèse de l’humanité. C’est du Maximilien pur. Je me sens obligé d’argumenter, comme au bon vieux temps ; pourtant je sais qu’à ce jeu-là, il est bien meilleur que moi. Il sort un kleenex pour nettoyer ses lunettes et se moucher dans la foulée.

— Je reconnais qu’il y a ici même, ce soir, tout ce qui fait tourner notre pauvre monde. Un subtil mélange d’espoir et de déroute. Mais vous oubliez l’élément liant : le désir inscrit en chacun de nous d’aboutir à un petit plus. On se contente d’un mieux parce que le bien est inaccessible pour l’instant. Il est inutile d’interdire brutalement la bière à ce pochard ou d’envoyer ces punks au catéchisme. D’imposer le divorce à ce couple ou d’empêcher un dragueur et sa proie de vivre un lendemain de solitude. Ou encore de collectiviser le café du patron. Mais, qu’est-ce qui vous dit que demain…

Maximilien ricane. Je sens que l’amertume va poindre.

— Vous avez bien changé, Georges… Bien changé.

C’est vrai que j’ai changé, depuis nos heures glorieuses.

Je me souviens des barricades et de notre amitié, il y a vingt-cinq ans, déjà. J’imaginais l’imagination au pouvoir, et lui, interdisait d’interdire. Il savait parler et moi me battre. Il théorisait et je négociais. Il esthétisait et je haranguais les patrons de restaurants chic après m’être rempli la panse. Il avait la révolution dans le cœur et moi dans le creux de la main. Il réclamait des têtes du haut de sa tribune, et je m’amusais à en fêler certaines. Nous étions déjà en désaccord, mais notre rêve de bousculer l’ordre des choses passait avant tout.