Aujourd’hui…
Aujourd’hui je le vouvoie encore, Maximilien n’a jamais fléchi sur ce point.
— Mon pauvre Georges, je reviens sur ce que j’ai dit : vous n’avez pas tellement changé, en fait. Toujours cet amour du pis-aller et du compromis. Et vous savez bien que j’utilise compromis pour compromission. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais vraiment réussi à déterminer lequel de nous deux aimait le plus l’humanité. C’est peut-être vous, après tout, avec vos bilans, votre indulgence, vos ménagements.
— Ou peut-être l’inverse. Vous avez la force de rester entier. Incorruptible. J’ai toujours envié cette pureté, j’ai toujours espéré que ce soit réalisable…
Il déglutit comme s’il avait mal à la gorge. Sa maigreur et son teint suggèrent un incroyable refus du corps. Sa peau tavelée rend tous ses regards aigres. C’est dire si les filles aimaient ça, à l’époque…
Moi, si j’avais été une étudiante, j’aurais oublié tout ça pour craquer sur ses talents d’orateur, son magnétisme, son brio pour séduire un amphi surpeuplé. Je ne sais pas pourquoi j’aime encore ce gars-là. Lui, m’a-t-il jamais aimé ?
Avec une moue de dégoût, il me montre du doigt les clients du café. J’ai l’impression qu’il va décocher une flèche.
— Regardez-les… Regardez-les… Petitesse et mesquinerie ! C’est à vomir.
Les choses ont effectivement évolué depuis que j’ai le dos tourné. Le petit théâtre a décidé de nous jouer un drame social. Plus jamais je n’emmènerai Maximilien dans un tel endroit. Les punks excités sont bien déterminés à user à leur tour de leur bon droit de client. Le patron sait qu’ils restent pour le narguer. Le dragueur toise les deux petits crétins avec du défi plein la bouche, en espérant que la fille qu’il convoite va reconnaître son courage. Il semblerait qu’elle n’en ait rien à foutre. Le couple du fond cherche le regard du patron, la femme sent venir l’orage.
— Tout ceci est de votre faute, en quelque sorte, coupe Max.
Cette fois, il va trop loin, le compagnon de lutte. Au moment où j’ouvre la bouche pour l’insulter, il détourne le regard avec effroi en désignant à nouveau la salle. Je l’insulte ou je me retourne ?
C’est bien ce que je pensais, l’un des punks déverse sa bière sur la tête du bravache. Humiliation suprême sous les yeux de la fille qu’il voulait conquérir. D’un bond, il se lève de son tabouret et fouille dans son blouson en criant :
— Espèce de fils de pute !
Le patron intervient de sa grosse voix.
— Vous allez tous me foutre le camp !
Maximilien se racle la gorge de dégoût. Il ne supporte pas. Il n’a jamais pu supporter. Je dois intervenir. La femme assise au fond presse son mari de sortir, il la retient en posant la main sur son bras.
— Foutez le camp, ouais… Faut faire queq’chose, patron…, fait le soûlographe.
Le dragueur n’a pas besoin d’en rajouter, le cliquetis de son cran d’arrêt suffit. Mouvement de recul collectif. Sa tête ruisselle encore de bière.
— Et alors, hein ? Tu dis quoi, maintenant ?
Un des mômes saisit une bouteille derrière le zinc et la casse contre le comptoir. Sa main n’a pas tremblé une seconde. Je me retourne vers Max, il est terrorisé au point de ne plus pouvoir sortir. Tout se précipite, le patron sort un revolver de sous le comptoir et le braque sur les punks. La femme hurle et son mari la prend dans ses bras. Le poivrot ricane, noyé dans un océan de bière.
Je profite d’une seconde où tous sont figés pour m’approcher et tenter quelque chose.
— Calme, calme, tout le monde est calme, on va pas…
Le type au cran d’arrêt est plus rapide que moi, sa lame érafle la joue d’un gosse, dans le même temps son copain se jette sur le revolver du patron pour le lui arracher. Je suis pris de court, le bruit et le chaos m’empêchent de faire le bon geste, la jeune fille tombe à terre et crie.
Un coup de feu résonne dans la salle.
Statufiés, tous. Silence.
Mon regard tombe par hasard sur une image absurde, le poivrot, renversé sur le comptoir, les jambes ballantes.
Sans faire le moindre bruit, le jeune type au cran d’arrêt glisse à terre.
On n’entend plus que la plainte hystérique de la fille prostrée dans une encoignure.
Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ?… Le dragueur reste inerte à terre, il saigne, le patron se met à gémir, le poivrot perd l’équilibre et tombe, le couple s’étreint, s’étreint, comme pour sa déclaration d’amour.
— C’est pas moi… C’est pas ma faute… C’est l’aut’, le jeune… C’est pas ma faute…
Le patron a prononcé les premiers mots. L’aberration, la peur. Je me baisse vers le blessé, et sans vraiment savoir pourquoi, j’ai la certitude qu’il est mort. Je porte une main à mon front pour y essuyer un peu de sueur.
Le pouls, l’œil, le cœur. Il est mort.
— C’est pas moi, merde ! hurle le patron.
Il regarde son revolver, qui lui glisse de la main.
Je ne sais plus ce qui se passe dans ma tête. Si tout à l’heure je n’ai rien pu éviter, je sens que c’est le moment où jamais de penser pour les autres.
— Où avez-vous trouvé ce flingue ?
— … Pourquoi…?
— Répondez, et vite.
— C’est un vieux machin que j’ai piqué à l’armée… je m’en étais jamais servi… mais c’est pas moi !
— Fermez le café et jetez le flingue quelque part, un égout, je ne sais pas.
Encore sonné, il me regarde, perdu. Je hurle pour le faire bouger, il disparaît.
Le couple, dans la salle, n’a pas relâché son étreinte. Je fonce à leur table.
— Vous deux, vous avez vu quelque chose ?
L’homme ne sait pas quoi répondre. Je m’énerve.
— C’est clair, ici, personne n’est coupable, personne n’est innocent, si vous parlez de cette scène, le patron va en taule, les deux gosses vont en taule parce qu’ils vont pas être bien durs à pister, ces petits cons, et tout le monde aura les pires emmerdes. Alors ?
Mon débit frénétique leur fait peur.
— Alors ?!
— Je ne sais pas… Je…
La femme sort des bras de son mari, elle semble reprendre le dessus plus vite. Je ne sais pas pourquoi, mais elle dit ce que je voulais entendre.
— On… On n’a rien vu.
— Non, vous étiez à une table du fond, vous avez entendu un coup de feu et personne n’a vu les gosses. C’est bien ça ?
— Heu… oui, un coup de feu, on n’a pas vu celui qui a tiré.
Je soupire un grand coup. La jeune fille hurle toujours et se tient le ventre, contre le comptoir. Je me penche sur elle. Je fais sûrement une connerie. Tout va trop vite. Je veux la prendre dans mes bras, elle s’y précipite comme si j’étais son père.
— Tu étais au sous-sol, tu téléphonais, hein ?
Elle pleure et me serre fort. Son étreinte me donne du courage.
— Fais-moi un signe de la tête. Tu me fais confiance ? T’étais en bas ?
Son front vient tapoter plusieurs fois mon épaule. Je la relève et l’installe sur une chaise.
Au poivrot, maintenant. Il est toujours allongé à terre. Il a une poignée de billets en main. Je comprends tout à coup son acrobatie absurde de tout à l’heure, mais j’ai peine à y croire. Pendant la bagarre, cet ivrogne cherchait tout simplement à atteindre le tiroir-caisse. En d’autres circonstances, ça me ferait tordre de rire. Je le secoue par les revers.